Ce tome fait suite à Saint-Elme T04: L'œil dans le dos (2023) qu’il faut impérativement avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour suivre l’intrigue ; il s’agit du dernier tome de la série. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Serge Lehman pour le scénario, et par Frederik Peeters pour les dessins et la mise en couleurs. Il compte quatre-vingt-six pages de bande dessinée. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré pour L’homme gribouillé , paru en 2018. Il commence par quatre paragraphes de résumé assez denses.
Les tuyauteries du luxueux chalet de la famille Sax. Un chien et un chiot jouent dans la cour. Une grenouille se tient sur le rebord de la grande fenêtre à l’étage. Béatrice Maleterre, la maire de Saint-Elme, commente le cadastre : toute cette zone est préemptée, ça simplifie les choses. Gregor Mazur estime que non car c’est là que les gens de Baleïev veulent construire leur entrepôt. Maleterre propose du côté de l’ancien débarcadère. Réponse de son interlocuteur : un parking à bateaux est déjà prévu, et le casino sera là, près de la rocade. Tania Sax insiste : il va leur falloir plus de terrains. Le portable de Mazur sonne, il met la réunion en pause. Victor, un de ses sbires, l’informe de la discussion qui a eu lieu à l’hôpital avec Kémi. Mazur avise la grenouille sur le rebord de fenêtre, ouvre cette dernière, saisit le batracien par une patte et la jette vers le bas, celle-ci terminant dans la gueule du chien. Mazur continue sa conversation : il fait confirmer à Victor qu’avant de retrouver Morba, il lui avait bien dit qu’il l’avait fait surveiller son appartement. Mais est-ce qu’il l’a fait fouiller ? La réponse étant négative, il lui ordonne de s’en occuper avec Sacha et les guignols, car Morba avait forcément une idée en tête quand il a embarqué cette fille. Il veut savoir ce que c’est. Il raccroche et s’adresse à Béatrice Maleterre, Vic Sax et Tania Sax : il croyait que le problème des grenouilles était réglé.
À l’auberge de La vache brûlée, le cuisinier Chen accroche la pancarte Fermé sur la porte et se rend dans la grande salle. Franck Sangaré est assis à une table avec monsieur Mertens, Philippe Sangaré se tenant debout avec Madame Dombre, Arthur Spielmann et le fermier Jacob. Franck confirme à Mertens qu’il peut voir son épouse Hélène : elle est assise juste-là, devant lui. L’époux ne sait pas ce qu’elle veut : le détective explique qu’elle dit qu’elle a été tuée par des hommes de Gregor Mazur. Spielmann indique qu’il s’agit du patron des eaux de Saint-Elme, autant dire le patron de la ville, et il est arrivé hier. Hélène raconte son histoire à Franck : elle était juge d’instruction. Il y a quatre ans, elle enquêtait sur un trafic d’êtres humains le long de la frontière. Elle avait réussi à identifier l’organisateur, un certain Vassili Glinka, mais il a fui avant qu’elle ne puisse l’arrêter. Et c’est là qu’elle a découvert l’implication de Mazur : Glinka était salarié d’une de ses sociétés.
Album de conclusion et de dénouement de cette série à la saveur unique : les attentes du lecteur se situent très haut, à la fois pour des explications totales, et l’aboutissement de l’intrigue, ou plutôt de l’entrelac d’intrigues, avec une narration visuelle pleine de souffle. Sur ce dernier point, il est rassuré dès la première page, dès la première case : des tuyauteries courant le long d’un mur, une forme d’ouverture récurrente pour chaque album, une image descriptive qui ne se rattache pas directement à la séquence, un signal chargé de sens, un symbole dont la signification n’est pas explicite, c’est-à-dire une autre attente de révélation dans ce tome. Les deux cases suivantes représentent des animaux, d’abord les deux chiens puis la grenouille. Le lecteur guette alors d’autres présences animales : un chat sur le rebord d’une fenêtre en planche vingt-et-un, le Volkh sur la banquette arrière en planche vingt-six, des vaches en planche vingt-neuf, une floppée de grenouilles dans les quatre planches suivantes, le Volkh à plusieurs reprises lors de l’assaut du chalet. L’artiste sait rendre les différences entre chaque espèce : les chiens domestiqués, les vaches paisibles à l’étable, les grenouilles incongrues, le Volkh sauvage. Le chat est aperçu de loin, le temps d’une unique case, simple présence en passant tout en étant bien là. Comme pour beaucoup d’autres éléments, le lecteur voit dans la présence animale, un signe, certainement un phénomène constituant un ingrédient narratif significatif… mais de quoi ?
Peu importe le sens caché ou crypté, la narration visuelle fait son effet et emporte le lecteur. La mise en couleur participe de choix toujours aussi affirmés : avec un fond naturaliste, l’installation d’ambiance, le soulignement du relief de chaque surface, et aussi des couleurs expressionnistes ou conceptuelles, comme des variations autour de teint taupe, des éclairages artificiels saugrenus (le vert dans la cuisine de l’appartement de Félix Morba), le rouge de la violence, le bleu clair et le violet de la nuit. Cette palette de couleurs donne une identité visuelle unique à la série, et immédiatement reconnaissable. L’artiste réalise également des planches muettes, ou uniquement sonorisées par des onomatopées pour des bruits (en particulier les coups de feu), elles sont au nombre de douze dans ce tome. Le lecteur se surprend à retenir son souffle lors de ces passages, en particulier parce qu’ils se déroulent pendant la prise d’assaut du chalet de Simon Leer par les hommes de Gregor Mazur qui ont pour objectif de réduire au silence les frères Sangaré et leurs alliés. La mise en scène est remarquable en tout point : les plans de prises de vue pour leur efficacité, leur clarté, leur tension, leur description sèche de la violence.
Le lecteur retrouve également avec grand plaisir cette galerie de personnages si particulier. Franck Sangaré redevient inquiétant car ses bandages et ses lunettes de soleil laissent apparaître une partie de son visage. Romane Mertens en impose par ses convictions, en particulier sa répugnance à utiliser une arme à feu, mais aussi son courage et sa détermination pragmatique face à chef Jansky. Gregor Mazur, homme d’une bonne soixante d’années, effraie par l’assurance que lui donne son argent, une pratique longue de plusieurs décennies de donner des ordres y compris de tuer. Stan Sax provoque un mélange d’agacement pour sa stupidité et de mépris pour sa suffisance, tout en émouvant le lecteur car il ne méritait quand même pas un sort aussi horrible. De fait, le lecteur se rend compte qu’il retrouve chaque personnage avec plaisir, qu’il soit du côté des bons ou des méchants. Il se surprend à sourire en voyant Arno Cavaliéri se donner du courage en prenant un psychotrope puissant, son regard devenant encore plus fou que d’habitude, et son comportement rapide et téméraire montrant comment il a acquis le surnom de Derviche.
Après une séquence du clan Mazur et Sax qui établit les enjeux à moyen terme, une autre ayant le même effet pour les frères Sangaré et leurs alliés (avec en plus une explication de l’état d’Hélène Mertens), il apparaît que le déroulement de ce tome va se jouer au chalet de Simon Leer, le groupe Sangaré subissant l’assaut des hommes de Mazur. Le lecteur se retrouve un peu décontenancé car il gardait en tête des enjeux à moyen et long termes, comme Saint-Elme 2.0, la santé de Paco, l’épiphanie de Franck Sangaré, les tatouages d’Arthur Spielmann, bref ces nombreux ingrédients présents dans le récit qui contiennent autant de promesses. D’un autre côté, les auteurs sont fidèles à la forme de leur série : des mystères et de l’action. Ils racontent cet assaut contre le chalet avec une verve épatante, à la fois pour le rythme, la survenance des événements et leur enchaînement, un divertissement de très haute qualité. Le lecteur savoure aussi bien les surprises visuelles que les rebondissements. Il remarque des rapprochements comme cette case de la largeur de la page avec Madame Dombre conduisant, Philippe Sangaré sur le siège passager et Franck Sangaré au centre de la banquette arrière, un plan identique dans une autre case de la largeur de la page, avec Piotr au volant, Gregor Mazur et le Volkh sur la banquette arrière. Il se trouve contenté d’en apprendre un peu plus sur Arno Cavaliéri en particulier sur ses mouvements dansants. Il sourit en voyant une forme d’écho quand le Derviche se retrouve enfermé à l’arrière d’une camionnette comme dans le tome un.
En fonction de ses attentes pour ce tome, le lecteur peut se retrouver parfois un peu décontenancé. Certaines réponses très attendues sont bien présentes : la signification de l’œil sur le dos de Katyé et la raison de son enlèvement. Et d’autres se font désirer, voire ne seront pas données, comme l’intention des auteurs sur la signification à donner sur les images de tuyauteries. De même, l’équilibre entre travail de détective et surnaturel penche cette fois-ci sur une de ces deux composantes, au détriment de l’autre. Il ne s’agit pas de désinvolture, mais plutôt d’une forme de recul des auteurs qui le soulignent à deux reprises. La première fois quand le derviche demande en page soixante-cinq : Qui tire les ficelles de tout ça ? La seconde fois quand un personnage fait observer qu’une explication (un logo repiqué sur la pochette d’un vieux vinyle de jazz), c’est n’importe quoi. Dans le même temps, le lecteur ressent quelques thèmes très sous-jacents comme celui du rapport à la nature, au travers de l’animisme mystique de Franck, l’importance du rôle des femmes dans la société (la discussion entre Tania Sax, Vik Sax et Béatrice Maleterre, Vik indiquant qu’on peut encore faire quelque chose de cette ville, quelque chose d’autre), la possibilité pour l’individu de se débarrasser de ses chaînes (une scène très symbolique où Piotr retire le collier du Volkh, puis retire sa cravate et la jette).
Un tome de fin qui ne se déroule pas comme le lecteur pouvait l’attendre, et en même temps une conclusion dans la droite lignée de la série. La narration visuelle combine évidence et virtuosité ayant l’élégance de la simplicité. Le scénario mène à bien l’intrigue de manière satisfaisante dans une confrontation pleine de suspense au déroulement fluide et chorégraphié. Les attentes du lecteur sont comblées, et en même temps il croise les doigts pour qu’une deuxième saison voit le jour.