Ce tome contient un exposé sur dix femmes philosophes. Il a été réalisé à partir d’une idée originale de Jean-Philippe Thivet, avec un scénario et des dialogues de Jérôme Vermer (agrégé de philosophie), Anne Idoux (agrégé d’histoire), Thivet et Marie Dubois, avec une adaptation en BD, des dessins, une mise en scène et des couleurs de Marie Dubois. Sa parution initiale date de 2023. Il comprend cent-soixante-sept pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction des quatre auteurs indiquant que ce livre est féministe dans le sens où il contribue à corriger un manque : celui de la place des femmes en philosophie. Il se termine avec une bibliographie commentée de dix pages sur les œuvres ou les mentions relatives à ces dix philosophes.
La nébulosité des énigmes dissimule un savoir. La dissiper laisse entrevoir la sagesse. Cléobuline, ou Eumétis (la Prudence), poétesse, philosophe, milieu du VIe siècle avant JC. La sagacité des femmes. Sa philosophie : se confronter aux énigmes ! Situées au carrefour des savoirs que l’on reçoit, questionne et façonne, elles aiguillonnent notre intelligence et exercent notre raisonnement. Là où ça se passe : les cités grecques. Époque archaïque entre 800 et 500 environ avant JC. Dans le monde grec, le banquet devient le haut lieu de la sociabilité et de la convivialité. L’élite des cités prend l’habitude de se retrouver autour d’un repas suivi d’un symposium où le vin et les paroles coulent à flots. Autour de l’an 1000 après JC, Plutarque met en scène un des banquets les plus fameux, celui des sept sages, survenu presque sept siècles plus tôt. Corinthe, vers 560 avant JC, venus de Grèce et d’Asie Mineure, sept sages se réunissent pour parler poésie, législation et philosophie. Cléobuline, une jeune adolescente, est la fille de Cléobule, un des sept sages. Et quand elle se joint à eux, ce n’est pas pour faire de la figuration. Sont présents Thalès, Pittacos, Bias, Cléobule, Anacharsis, Chilon et Solon. Elle participe au jeu des énigmes et trouve la solution à la première.
Pour atteindre l’extase, il faut mener une vie de philosophe. Hypatie d’Alexandrie, philosophe, mathématicienne et physicienne, née vers 355 et morte vers 415 à Alexandrie. La vie idéale des philosophes. Sa philosophie : chacun devrait aspirer à mener une vie de philosophe : là est la clé du bonheur et de la sagesse. Pour y parvenir, faire feu de tout bois et explorer l’immensité du champ des sciences en exerçant sa raison. Là où se passe : à Alexandrie dans l’empire d’Orient, face à l’empire d’Occident. Au tournant des IVe et Ve siècles, Alexandrie est une des villes les plus importantes de l’Empire romain. Épicentre intellectuel du bassin méditerranéen, elle est également un carrefour religieux où cohabitent païens (tenants d’un polythéisme hellénistique), juifs et chrétiens. Hypatie naît vers 355 à Alexandrie. Elle est la fille de Théon, le directeur de Mouseïon, un véritable centre universitaire dans lequel se trouve une des plus grandes bibliothèques de l’antiquité.
Comme l’annoncent les auteurs et la quatrième de couverture, cet ouvrage présente dix femmes qui ont été philosophes, ou qui ont vécu une vie philosophique : Cléobuline (vers -550), Hypatie d’Alexandrie (355-415), Sei Shônagon (966-1025), Hildegarde de Bingen (1098-1179), Christine de Pizan (1364-1430), Gabrielle Suchon (1631-1703), Louise Michel (1830-1905), Nathalie Sarraute (1900-1999), Simone de Beauvoir (1908-1986), Etty Hillesum (1914-1943). Chaque chapitre se déroule suivant la même structure. Pour commencer, une page de titre avec une grande illustration de la dame en question, son nom et une phrase évoquant son précepte phare. Par exemple pour Christine de Pizan : l’ordre est une noble vertu pour l’individu comme pour la société. Puis vient une page présentant la personne, qualité, dates de naissance et de mort, sa philosophie en une ou deux phrases, ses principales œuvres, la région du monde où elle a vécu, et le contexte géopolitique en deux ou trois phrases. Le lecteur assiste ensuite au déroulé de sa vie, en bande dessinée, avec une pagination oscillant entre dix et dix-huit pages. Il découvre alors son milieu familial, son origine sociale, les grandes phases de sa vie, émaillée de phases d’apprentissage et de formulation de ses idées, en lien direct avec ce qu’elle vit. Les auteurs synthétisent ces étapes dans le développement de sa pensée, par des phrases introduites par le terme de Leçon, cinq, six ou sept en fonction de la philosophe. Par exemple, pour Sei Shônagon : Leçon n° 1 : la nature est un monde infini. Sa modestie est la quintessence d’une forme de beauté : l’Utsukushi. Leçon n° 2 : du fait de son essence impermanente, le beau Utsukushi entre en résonance avec le bouddhisme et le taoïsme. Leçon n° 3 : la beauté liée au faste ou à un visage harmonieux engendre de l’admiration esthétique. Les détails du beau Utsukushi font battre le cœur. Leçon n° 4 : ce qui est Utsukushi suscite l’affection et un sentiment protecteur. Leçon n° 5 : le beau Utsukushi participe de l’Aware, une empathie envers les choses éphémères, teintée de mélancolie et de compassion. Leçon n° 6 : notre monde est en perpétuelle métamorphose. Le beau Utsukushi, lui, est intemporel.
Lorsqu’il découvre un ouvrage de ce type, le lecteur s’interroge sur la nature de la bande dessinée qu’il va découvrir, ainsi que sur le niveau de vulgarisation des entrées. À l’évidence, la narration visuelle va être entièrement assujettie à l’exposé, avec le risque d’avoir des illustrations figées, ou une suite de cases avec uniquement des têtes en train de parler. Effectivement, la bédéiste utilise régulièrement des cadrages allant du plan taille au gros plan, avec des personnages, souvent la philosophe, en train de parler. Ce mode de présentation fait sens au vu du besoin de présenter les idées. Pour autant, ce type de cases ne constituent pas la majorité, voire reste dans une proportion bien maîtrisée. De plus ces cases maintiennent l’apparence de la dame sous les yeux du lecteur qui continue de voir dans quelle époque elle évolue. L’artiste a choisi un mode de représentation tout public pour ses personnages, une apparence simplifiée et des expressions de visage un peu appuyées, ce qui leur insuffle un bon élan vital. En fonction de sa familiarité avec les unes et les autres, le lecteur peut également relever que Marie Dubois reproduit avec une bonne fidélité l’apparence des personnalités connues, par exemple pour Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre.
Certaines vies contiennent plus d’événements remarquables que d’autres, et la bédéiste adapte sa narration visuelle en conséquence. Cela saute aux yeux du lecteur avec la vie de Louise Michel : sa jeunesse durant laquelle elle a bénéficié d’une solide éducation, les cours qu’elle donne comme institutrice, son voyage en train pour monter à Paris, ses discours publics en tant que présidente du Comité de Vigilance des Citoyennes du 18e arrondissement, sa participation à la Commune de Paris, ses discours pour convaincre les soldats à Versailles, sa lutte sur les barricades, son séjour en prison suivi de son procès et sa traversée de l’océan Pacifique en navire à voiles pour rallier le bagne de Nouvelle Calédonie, son séjour dans la communauté canaque, le cortège funéraire de cent-vingt mille personnes pour accompagner son cercueil de la gare de Lyon au cimetière de Levallois-Perret. Le lecteur ne peut pas avoir l’assurance totale de l’exactitude visuelle historique de chaque objet, chaque lieu, cependant il peut en faire l’expérience quand il voit un dessin fait d’après une photographie. D’une manière générale, il se dit que la narration visuelle fait plus qu’établir une ambiance générale, et qu’elle est nourrie par des recherches de référence significatives.
Au fil des chapitres, le lecteur remarque également que la narration visuelle peut quitter le domaine représentatif pour utiliser d’autres registres. Ainsi pour celui consacré à Hypatie d’Alexandrie, il voit apparaître des étoiles : pour passer à un niveau conceptuel, la bédéiste fait usage de cette icône avec deux branches évoquant des bras, deux autres des jambes, deux points pour les yeux, un trait pour la bouche, ce qui permet de passer dans le monde des idées. Pour Christine de Pizan, l’opinion devient une tête habitant un nuage qui s’insinue partout. Pour Gabrielle Suchon, la page quatre-vingt-quinze comprend un schéma en trois colonnes, chacune pour un état différent de la femme (sacrement du mariage, état monastique, célibat volontaire). Dans le chapitre consacré à Nathalie Sarraute, le lecteur découvre une reproduction du tableau Les coquelicots (1873), de Claude Monet (1840-1926). Dans le dernier chapitre, celui consacré à Etty Hillesum, c’est un dessin reprenant la tristement célèbre photographie des voies ferrées menant à l’entrée du cap de concentration et d’extermination d’Auschwitz. Sans oublier le retour des étoiles dans plusieurs chapitres.
Dans la bibliographie commentée, les auteurs explicitent leurs choix. Par exemple concernant Cléobuline, ils indiquent que les très rares éléments biographiques proviennent d’auteurs de l’Antiquité postérieurs au VIe siècle avant JC. Pour Hypatie d’Alexandrie, ils indiquent que ce chapitre doit énormément au livre de référence qui lui a consacré Maria Dzielska, historienne, professeur d’histoire de la Rome antique à l’université Jagelonne de Cracovie. Le lecteur peut ainsi se faire une idée par lui-même, de la manière dont ils ont orienté lesdits choix. Il note également que chaque chapitre a été construit sur mesure pour la philosophe concernée. Par exemple, celui consacré à Sei Shônagon comprend de nombreuses citations de ses ouvrages pour illustrer le concept de Utsukushi, celui sur Louise Michel se focalise plus sur son engagement dans de grands mouvements historiques, celui sur Etty Hillesum sur sa vie personnelle. Il en découle une lecture rendue très agréable par la bienveillance des dessins, et la solidité de la narration visuelle, et par l’exposé de pensées philosophiques rendues plus vivantes par la mise en scène de ces femmes, rendues plus intelligibles en les contextualisant ainsi dans leur époque.
Rien ne remplace la lecture directe des textes des philosophes, de préférence agrémentée par une explication, ou accompagné par un guide. Pour autant, cet ouvrage remplit plus qu’une simple mission de vulgarisation ou de découverte. La bande dessinée s’avère très pertinente pour donner à voir les conditions de vie de chacune de ces femmes, leur époque, leur environnement, rendant ainsi plus intelligible leur point de vue. La présentation faite par les auteurs relie les idées à l’expérience de vie de chacune, avec habileté, exposant clairement leur philosophie, ou au moins une idée phare, comme issue d’une personne curieuse et immergée dans son époque.