Little Tulip est un ouvrage très réussi. L'œuvre est le fruit de la troisième collaboration d'un duo d'auteurs internationalement reconnu : le romancier new-yorkais Jérôme Charyn et le dessinateur lillois François Boucq. Les deux hommes signent ici une bande dessinée somptueuse, qui offre une expérience inédite à la croisée des chemins entre le septième et le neuvième art. Tant dans le scénario que dans les illustrations, les partis pris qui font penser au cinéma sont nombreux.
Ecrit en langue anglaise, le scénario de Little Tulip possède une narration hollywoodienne. Le parcours de Paul dans le goulag de la Kolyma et l’enquête autour des meurtres des « bad santas » empruntent respectivement tous les codes des genres cinématographiques du drame et du thriller. La timeline du scénario ressemble à celle de Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, ou à celles d’autres films dont le héros évolue à plusieurs âges différents. Dans Little Tulip, quand ce n'est pas en Russie, c'est à New-York qu'évoluent les personnages. On ne peut s’empêcher de penser une nouvelle fois au septième art : « la ville qui ne dort jamais » est souvent un personnage filmique à part entière, qui ramène des protagonistes idéalistes aux dures réalités des sociétés humaines. Dernière chose frappante, le scénario regorge de mise en abyme autour du dessin. L’expression « le film dans le film » est astucieusement transposée ici à la bande dessinée.
Je trouvais qu’il y avait tellement de choses à raconter sur le dessin, [...] et que l’idéal pour parler du dessin c’est la bande dessinée. - François Boucq
Cependant, plus que le scénario, ce sont les illustrations de François Boucq, mises en couleurs par Alexandre Boucq, qui créent cette proximité avec le cinéma. La bande dessinée est très visuelle : les vignettes sont souvent très grandes (trois planches pages 5, 18 et 21 n’en comptent que quatre), comportent peu de bulles et de cartouches. De plus, elles sont souvent étirées horizontalement, ce qui rappelle les formats d’image 1,85:1, et 2,39:1 du cinéma. Les dessins de François Boucq sont très réalistes. Ils restituent fidèlement la proportion des objets, les mouvements des corps, les jeux d’ombre, ainsi que les couleurs et intensités lumineuses. On a presque l’impression de regarder de vieilles photographies. En outre, le travail sur les cadres et profondeurs de champ des vignettes est extraordinaire. Pages 50 et 51, trois vignettes nous présentent le « bordel pour les officiers » du goulag. Nous le voyons à travers les yeux de Paul, sur le modèle de la caméra subjective au cinéma. François Boucq utilise consécutivement trois valeurs de plan différentes : plan rapproché sur les jambes des danseuses, puis un plan de demi-ensemble pour nous familiariser avec le lieu, enfin, un plan taille sur un gardien en train de saouler une fille, afin d’insister sur la débauche des soldats russes. A ce premier contraste entre les trois vignettes, s’ajoute la déclinaison des angles de vue. On passe d’une contre-plongée, à une légère plongée avec un angle horizontal de ¾ face, avant de revenir à niveau, de face. On remarque aussi sur la première vignette une profondeur de champ très faible, afin de nous obliger à observer longuement les jambes des danseuses, comme Paul le fait, émerveillé. Au contraire, les deux vignettes suivantes présentent une grande profondeur de champ, pour ne rien cacher de la sordidité de l’endroit. Les deux derniers cadres présentent d’ailleurs des compositions complexes et beaucoup de détails. Cette richesse dans les propositions faites au lecteur, rapproche une nouvelle fois la bande dessinée du cinéma. D’autant plus qu’on retrouve même entre certaines vignettes de véritables raccords filmiques, notamment lors des flashbacks et flashforwards entre le New-York de 1970 et la Kolyma stalinienne (raccord de mouvement ingénieux page 42, raccord de positionnement page 73).
A la fin de la lecture de Little Tulip, on a des souvenirs de plans, de scènes oniriques et de dialogues crus. Le scénario imaginé par Jérôme Charyn (fait officier des Arts et des Lettres en 1996), ainsi que l’illustration presque picturale de François Boucq (grand prix de la ville d'Angoulême en 1998) nous laissent de magnifiques souvenirs enchanteurs de cinéma.