Bullhead, le premier film de Michaël R. Roskam est un drame dont on ne ressort pas indemne. Plongé dans la province rurale du Limbourg, on y côtoie des habitants livrés à eux-mêmes, témoins d’incidents qui ne surviennent que dans ces campagnes ternes. La mafia des hormones flamande vient d’assassiner un inspecteur de police. Jacky Vanmarsenille, un fermier injectant de l’androstènedione à son bétail, craint les conséquences. L’anti-héros de ce polar ressemble à ses bœufs : robuste, nerveux et violent. Il a également été attaqué enfant par un adolescent handicapé qui l’a castré. Dans Bullhead, cet éleveur accapare toute l’attention, mais comment ce personnage presque bête humaine, peut-il autant nous attendrir ?

L’auteur-réalisateur présente un protagoniste bestial surprenant. Jacky Vanmarsenille a perdu jeune ses organes génitaux. Il a grandi et vit dans une ferme à la campagne. Régulièrement, il se pique pour s’inoculer de la testostérone. A l’écriture, il y a déjà des similitudes entre lui et ses bœufs. Le choix de Matthias Schoenaerts et la direction de l’acteur renforcent cette proximité. Le comédien s’est entraîné trois ans afin d’augmenter sa masse musculaire de 27 kilos. Il meut brillamment cet imposant physique en semblant peiner sous son poids à chaque pas. Son œil à moitié clos lui donne l’apparence rustre des bovins, son regard hagard également. L’interprète du fermier inspire et expire lourdement, baisse souvent la tête comme les bœufs. La mise en scène vient parfaire l’animosité du protagoniste. Les slowmotions sur Jacky Vanmarsenille mettent en évidence les éléments de jeu précédemment énoncés ; celui en fin de scène d’ouverture tout particulièrement. Les scènes dans la salle de bain de l’éleveur sont saisissantes. Encore humide de la douche, Jacky se débat haletant, des plans serrés sur son visage et ses muscles intimident. La bande son insiste sur ses respirations bruyantes, qui deviennent même de véritables grognements dans la scène finale. Des effets sonores insistent sur les emportements irraisonnés du fermier. Enfin, les dialogues font également référence à sa bestialité : « On l’a battu comme un animal » dit Daphnée au sujet de la victime de Jacky à la sortie de la boîte de nuit. « Vous êtes tous des bêtes ! » lance Lucia à l’éleveur dans son appartement.

Pourtant cet Elephant Man flamand possède une psychologie bien humaine. Après la surprise de découvrir un protagoniste aussi rustre et violent, vient la considération pour ce qu’il ressent. Jacky est profondément sentimental. Il se soucie de la commande de pneus de son frère. Il rougit et bafouille quand il va voir Lucia dans sa parfumerie. Le fermier est tellement émotif, qu’il ne parvient pas à contrôler ses états affectifs. C’est particulièrement visible quand un évènement lui rappelle le traumatisme de la perte de ses testicules. Lors du déjeuner avec le mafieux Marc de Kuyper, il quitte la table après une blague grivoise. Au bistrot où il va rejoindre son oncle, il regarde avec insistance une serveuse, puis part brusquement lorsque son amoureux arrive. Il devient incontrôlable quand il entend « t’as pas de couilles » ou « me casse pas les couilles ». Ces émotions incoercibles sont celles du petit Jacky. L’éleveur, nostalgique de l’époque où il était encore innocent, n’a jamais laissé grandir l’enfant présent à l’intérieur de son corps charnu. Il n’a jamais fait le deuil de son agression. Michaël R. Roskam nous l’indique tout au long de son film. Jacky Vanmarsenille adulte vit toujours chez ses parents, il porte à la ferme les mêmes vêtements qu’enfant, il roule en 4x4 comme son père et son amour pour Lucia est intemporel. Dans la mise en scène, de nombreux parallèles ont été pensés : la présentation des seringues d’hormone à Jacky enfant (28’), puis adulte (9’) ; flashback de Jacky qui s’évanouit dans la salle de bain (45’), réveil avec la gueule de bois dans la même pièce 20 ans après (1h11’) ; Jacky adulte en position fœtale dans sa baignoire (1h23), un veau nouveau-né recroquevillé dans une brouette (1h31).

Jacky Vanmarsenille n’est pas né bestial, il est le produit de son environnement. C’est un homme qui s’est reconstruit brutalement à la suite de son agression. Lui-même en a conscience et l’explique à Lucia dans son appartement : « C’est lui qui m’a agressé, j’avais rien fait, je ne suis pas une bête. » ; or son intrusion brutale chez elle laisse à penser le contraire. En effet, difficile pour Jacky d’évoluer différemment quand il grandit dans une exploitation familiale qu’il n’a jamais quittée ; au milieu de violences mafieuses, d’homophobie, de racisme et autres comportements primaires. Il se confie à son ami d’enfance Diederik à ce sujet : « J’ai jamais rien connu d’autre que le bétail. Je me suis toujours senti comme ces bœufs. J’ai jamais su ce que c’était de protéger quelqu’un. […] protéger vraiment, parce que t’as ça en toi. Je n’ai pas ce que je devrais avoir. ». Surtout, il souffre de la blessure terrible qui le prive d’une part de son humanité. Ce traumatisme est douloureux, mais c’est l’absence de soutien qui le rend bestial. L’impunité dont a pu jouir l’adolescent qui l’a mutilé. La solitude profonde qu’il ressent. D’autant plus que le regard que posent les gens sur lui est stigmatisant. Son frère explique que c’est lui qui a empêché les habitants du village de se moquer de Jacky à ses trente ans car il n’était pas marié, lui également qui leur interdit de faire référence à ces « couilles ». Plus personne ne parle de son accident. Jacky inspire la crainte comme lui avoue ironiquement Lucia quand il vient chez elle : « Peur de toi, mais non, tu débarques chez moi à 9h du soir, tu viens là tu me casses presque ma porte, mais j’ai pas peur non ». Dans Bullhead, Michaël R. Roskam semble signifier que Jacky n’est pas responsable de ce qu’il est. Les effets qu’a eu sur lui son environnement sont plus forts que sa volonté. Il n’y peut rien. Et cela ne suscite l’empathie d’aucun personnage, seulement celle du spectateur. Le montage du film joue un rôle important dans cette impression d’innocence. La première scène du film où Jacky rackette violemment un autre éleveur est montée juste avant un plan où on le voit de près tête baissée, comme s’il avait honte. Puis il lève la tête, et on aperçoit son œil mi-clos et sa cicatrice au nez : lui aussi, il souffre. A la fin du film le montage est encore plus éloquent. Après la scène finale tragique, on voit à nouveau le regard caméra de Jacky enfant.

Après avoir fréquenté Jacky Vanmarsenille durant quelques scènes, on se rend compte que derrière l’apparence bestiale, il y a un dysfonctionnement psychologique qui a de nombreuses causes. En tant que spectateur du film, même si on n’en a pas conscience, cette réflexion éclaire la perception qu’on a de cet anti-héros. Il est alors possible d’avoir de l’empathie pour cet éleveur dont la vie a été gâchée, d’être attendri par ce fermier que tout le monde a fini par déshumaniser. Malgré une enquête policière bien construite, de lents travellings originaux et des plans picturaux à couper le souffle, c’est l’inexorable descente aux enfers du protagoniste qui nous bouleverse dans Bullhead. Le même film avec un autre personnage principal, ou un autre acteur pour incarner Jacky Vanmarsenille, aurait sans doute un intérêt soudain bien relatif.

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le 2 déc. 2023

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