Après 25 ans d'éloignement, les deux prolifiques auteurs François Boucq et Jérome Charyn ont de nouveau collaboré pour aboutir en novembre 2014 à un nouveau one-shot : "Little Tulip". Loin de l'univers déjanté de sa série "Jérôme Mouchrerot" ou de son western aride "Bouncer", l'inimitable dessinateur Boucq s'aventure dans une histoire dramatique profondément réaliste, en plein coeur de la Sibérie, dans l'enfer des goulags.
Scénario : Un récit en deux temps, deux époques, suivant le même personnage, celui de Pavel. Séparé de ses parents dés sept ans, il grandit dans les camps de concentrations soviétique, en survivant grâce à ses talents de dessinateurs. On le retrouve de temps en temps une vingtaine d'années plus tard, à New York, vivant en essayant d'oublier le passé. Si l'histoire et la narration peuvent paraître très classique au premier abord, ce qui est plutôt le cas, ils sont pourvus de très nombreuses qualités, plongeant le lecteur dans une intrigue prenante et touchante. Charyn est avant tout un romancier, et ça se sent : les dialogues et récitatifs sont nombreux tout en étant extrêmement naturelles et fluides, donnant à la lecture une profondeur supplémentaire au lieu de l'alourdir. L'auteur n'avait pas scénarisé de bande dessinée depuis 1997, mais il n'a rien perdu de ses talents de metteur en scène, bien au contraire.
Dessin : Au risque d'enfoncer des portes ouvertes, il est utile de rappeler que François Boucq est un des meilleurs dessinateurs de sa génération. Digne héritier de Jean Giraud, le réalisme cinématographique de ses personnages et ses décors est vraiment remarquable. Il y a un souci du détail dans ses planches qu'on ne retrouve nul part ailleurs. Les ambiances graphiques de l'album sont de plus très variés. Entre la froideur enneigée des décors de Sibérie, les couleurs beaucoup plus chaudes à l'intérieur des habitations et les décors new-yorkais, le lecteur est constamment dépaysés. Et Boucq réussit l'exploit de dessiner des planches aussi détaillés très rapidement, lui permettant de sortir un album par an, d'autant plus que celui-ci fait 80 planches.
Pour : Si les dessins de Boucq offrent un côté cinématographique à l'oeuvre, c'est la mise en scène qui donne le plus cette impression-là. Entre les changements d'époques effectués par des transitions que ne renierait pas un certain Alan Moore, les cadrages s'approchant au plus prés des personnages et le découpage dynamique des scènes d'actions, l'album pourrait être adapté sur grand écran tel quel. Par ailleurs, Charyn nous distille même une réflexion très intéressante sur l'art dans ses récitatifs. Etonnant.
Contre : Histoire de trouver quelque chose à redire, il faut bien avouer que trois pages, pour un dossier graphique en fin d'album, c'est un peu maigre.
Pour conclure : N'ayons pas peur d'utiliser les grands mots : "Little Tulip" est un album indéniablement marquant, un chef-d'oeuvre de narration dramatique. Entre nous, voilà un titre qui méritait pleinement son prix du meilleur album à Angoulême le mois dernier...