Mégan, dix ans de maturation...
Ce gros livre (320 pages environ) s'inscrit dans la lignée des « histoires de vie » réalistes comme il s'en commet beaucoup aux Etats-Unis. Entièrement dessiné en noir et blanc, cet album raconte quelques épisodes des aventures d'une jeune fille, Morgan Mc Keenan, que l'on suit de l'âge de 18 ans à presque 30 ans environ.
L'originalité de la narration réside dans le découpage des évènements en douze épisodes séparés, tous localisés dans une ville différente de l'Amérique du Nord. Morgan est donc censée se chercher à travers une errance à douze temps, qui pourrait être un road movie si l'essentiel ne se passait pas autant de routes et de voyages.
Au moins, faute de grandes randonnées automobiles, pourrait-on attendre que douze lieux différents soient l'occasion de douze aperçus géographiques ou touristiques différents. Mais même pas. Le cadre des évènements est aussi commun et stéréotypé que possible, pouvant se situer dans n'importe quelle ville des Etats-Unis ou du Canada. Le titre de l'album en perd quelque peu de son aura.
La grande qualité de ce livre, c'est l'habileté de certains récits (pas de tous) :
1. Portland. Oregon : « Dix mille pensées par seconde » : Mégan tente d'acheter illégalement de la drogue en pharmacie pour son copain toxico. Avant d'entrer, elle se refait en imagination les différents scénarios qui pourraient survenir quand elle tentera cette fraude, en particulier ceux où elle se fait démasquer. Le lecteur est surpris tout d'abord par la répétition de scènes analogues, et ne se rend compte que plus tard qu'il s'agit d'une réitération mentale de Mégane.
2. Minneapolis. Minnesota : « Amoureux sur Polaroïd ». un mec, amoureux de Megan, lui fait une cour particulière : il s'introduit chez elle quand elle n'est pas là pour déposer dans son appartement un nombre toujours plus grand de photos Polaroïd de lui-même. Megan, quoique amusée, hésite sur la conduite à tenir... Joli récit, finalement plutôt romantique.
3. Richmond. Virginie : « Theories and Defenses ». Longue interview par téléphone d'un musicien d'un groupe de Richmond. On suit deux ou trois musiciens dans leur vie quotidienne, dont un qui a le mauvais goût de vendre ses enregistrements à n'importe qui dans la rue, dont à Mégan, qui n'apprécie pas trop ce mercantilisme vulgaire... Récit sans grand intérêt. On ne voit pas trop où mènent ces anecdotes.
4. Missoula. Montana : « Deux Frères » : Mégan se fait prendre en otage par un mec fou furieux qui va régler une sombre histoire d'héritage dans une station de montagne, avec son frère. Violent, tragique et pas très moral.
5. Halifax. Nouvelle-Ecosse : « Derniers jours en solitaire au cinéma Oxford ». Mégan exerce un job de caissière à l'entrée d'un cinéma. On ne sait trop pourquoi, elle s'amuse à changer de nom chaque jour. Evidemment, un mec qui l'a remarquée finit par trouver ça bizarre... Mégan, ici, semble bien perturbée. Ce jeu débile de changement d'identité lui retombe sur le nez, sans signification particulière. On appréciera la manière dont elle drague un client de manière hyper-bavarde pendant une séance, alors que le mec ne demande qu'à voir le film tranquille.
6. Park Slope. Brooklyn. New York : « Megan et Gloria, Appartement 5A » : Megan partage son appartement avec une fille hyper-maniaque, qui planifie et consigne les détails les plus infimes de la gestion de l'appartement. Les relations tournent à l'aigre entre les deux filles. Dans ce récit, il y a deux demi-cinglées : la coloc de Mégan, qui effectivement est une grande névrotique, et Mégan elle-même, qui ne brille pas par sa tolérance. Les conseils de ses amis, assez sages dans l'ensemble, ne lui servent guère.
7. Tempe. Arizona : « Jeunesse à risques » : le texte est composé d'extraits de lettres ou cartes postales de Mégan à son frère Nicky, qui est le héros de cet épisode : ce toxico paumé subit les pires aventures en raison de sa quête de drogue. L'habileté du récit, c'est le contraste ironique entre les textes de Mégan, sages et de bon conseil, et les images de violence ou d'échec que vit Nicky sous nos yeux. Ce décalage donne un piment particulier à ce récit.
8. Wicker Park. Chicago. Illinois : « La bouffe comme compensation » : Mégan, serveuse dans un restaurant, hésite entre l'amour d'un collègue qui la baise dans l'arrière-magasin, et celui d'un client bien propre sur lui... Récit sans grosse surprise, qui a le mérite de souligner l'instabilité et l'immaturité de Mégan, qui n'est plus une gamine à ce moment-là.
9. Norman. Oklahoma : « Tu me manques » : La mort de la mère de Mégan est l'occasion pour elle de convoquer quelques souvenirs d'enfance, et pour le lecteur d'en savoir plus sur son goût pour l'errance... Emouvant. Cet épisode décide de la maturation du caractère de Mégan.
10. Austin. Texas : « Pilier de Bar » : Les rapports lamentables de Nicky, le frère de Mégan, avec l'alcool, et ce qui s'ensuit... Brutal et assez déprimant.
11. Toronto, Ontario : « La Jeune Génération » : Une collègue de Mégan, qui s'estime artiste, fauche des objets personnels de Mégan pour les exposer en public. Mégan n'apprécie pas... Des embrouilles comme ça doivent bien germer dans le cerveau des artistes en mal de reconnaissance. Enfin, ici, Mégan a un boulot sérieux. C'est déjà ça.
12. Vermont. Etats-Unis : « Cette maison que Mégan a bâtie » : Mégan reçoit en héritage une maison de sa mère décédée. Le coin est sympa, mais tous les gens qui ont fait son passé s'y donnent rendez-vous, et ce n'est pas une sinécure... Mégan est enfin devenue mature dans cette maison. Mais les abrutis qui la harcèlent limitent cette happy end.
Le dessin est dans la grande veine réaliste des comics étatsuniens, avec de puissants encrages noirs qui soulignent les formes, les plis et les reliefs. Les visages sont parfois saisis dans des paroxysmes expressionnistes qui les rendent alors inquiétants, suggérant une dérive possible vers la haine ou la folie. Les moments d'émotion sont l'occasion d'un dessin pleine page, et le graphisme de cet album rappelle pour cela – et à bien d'autres titres – celui de « Walking Dead », avec plus de soin du détail.
Beau travail d'ensemble, pourvu d'un certain souffle.