Et si un jeune Lovecraft avait réellement trouvé le Necronomicon, dont il n'aurait popularisé les terribles visions que pour les réduire à l'état de fiction afin qu'elles n'envahissent pas notre monde ? Cette thèse, par ailleurs prise très au sérieux par certains occultistes, permet aux auteurs de ce roman graphique de réinventer la biographie de Lovecraft sans la dénaturer. Au contraire : en mêlant ainsi zones d'ombre et faits réels, l'ouvrage explore tous les traumas, les angoisses et de facto la folie créatrice d'un auteur qui reste (et restera) une référence.
Ainsi le récit a-t-il l'intelligence de reprendre tous les codes de l'œuvre du maître : le fameux Necronomicon reste un objet insaisissable, tout autant la source que le reflet des névroses de son propriétaire, qui sont ici traitées sans ambages. Sa relation ambiguë avec sa mère, son incapacité à se plier à quelque obligation sociale, sa peur maladive du sexe et bien sûr son racisme, sans oublier sa crainte d'être atteint des mêmes troubles mentaux que son père... Un point qui aurait d'ailleurs pu n'être qu'une facilité pour justifier les pires visions de Lovecraft, et qui est heureusement traité avec subtilité afin que le flou demeure quant à leur véritable nature : les apparitions de Cthulhu et Yog-Sothoth servent moins un discours convenu sur la schizophrénie qu'une mise en exergue de la société de l'époque, et de toutes les possibles sources d'inspiration de l'oeuvre lovecraftienne. À moins qu'il ne faille considérer la malédiction comme réelle ? Comme le dit Carpenter dans la préface, "le seul à pouvoir affirmer que ce récit est une fiction est Howard lui-même, et j'imagine qu'il dirait que chaque mot est vrai."
Au final, toute la puissance et la beauté de ce récit reposent sur le tragique destin d'un créateur si possédé par ses visions qu'il n'a jamais vécu que par et pour elles, quitte à payer le prix fort pour nous terrifier encore et encore. Et ça, Necronomicon ou pas, n'est jamais que la plus stricte vérité...