La Lune, miroir et merveilles
Beau geste que de s’inspirer du Cyrano de l’ « Histoire comique des Etats et Empires de la Lune » ! Il fallait du panache pour s’engager dans une aventure extra-terrestre, au sens strict, quand le décor de l’intrigue vogue entre la Venise des Doges, les Caraïbes des galions et les menaces turques sur l’Europe !
Mais voilà : quand tu es dans la lune (ou « sur » la Lune, ça dépend quelle est l’intensité de ton rêve), il te faut la décrire, la présenter, bref refaire un monde à ta sagesse ou à ta fantaisie.
« De Cape et de Crocs » n’étant pas « Universal War Two », les préoccupations de vraisemblance scientifique sont courtoisement exfiltrées en direction du tri sélectif. Aussi peut-on ici effectuer un voyage vers la Lune sans la moindre protection, respirer sans problème tout le long du voyage et sur la Lune elle-même, et même les perturbations locales de la pesanteur sont ignorées.
Fantaisie et merveilles, voilà ce qu’offre la Lune à ceux pour qui la Terre ne suffisait point à leur goût d’aventure : ces curieuses pierres vivantes et baladeuses, capables de sentiment, d’action et de communication (planches 15) ; à côté des très classiques cratères déserts (mais parfois verdoyants – planche 37), la Lune offre de superbes villes derrière le seuil initiatique d’un épais rideau de brume (planche 17) ; ce seuil nébuleux ouvre sur le retour aux rêves d’enfants : la ville des Sélénites voit ses bâtiments se déplacer comme des véhicules, et se déplace elle-même dans son ensemble (planches 20, 24-25); son nom, « Callikinitopolis »,signifie « la ville du beau mouvement », soulignant cette vertu de mobilité lunaire (lunatique ?). Aussi ne peut-on s’étonner que « convoquer les Parlements » sur la Lune signifie « convoquer des maisons dans un hémicycle » (planche 34), judicieusement contenu dans un cratère.
Les paysages sélénites semblent fort variés, passant d’épaisses futaies à des reliefs tabulaires et des cuestas, avec des discordances ; par exemple, cette maison de pierres grises dans un décor qui ferait plutôt « Monument Valley », aux belles strates orangées sans la moindre trace de gris (planche 38)...
Cette fantaisie et cette mobilité se retrouvent dans la psychologie des Sélénites. Ayroles, à titre d’accroche, choisit de nous faire prendre contact avec les Sélénites sous leur aspect de participants à un inquiétant Carnaval infernal (planches 18 à 21), reprenant le thème très carnavalesque du duel de géants (le bon triomphant du mauvais, signifiant le renouvellement des forces annuelles quand les jours allongent), et une figure effrayante de Moloch armé d’une épée et contenant mille prisonniers équipés de masques de tragédie grecque (planche 19). Cette figure semble bien inspirée du célèbre frontispice du traité politique de Hobbes, « Léviathan »(1651), dessiné par Abraham Bosse. Et son caractère infernal pourrait rappeler un récit de Clive Barker, mettant en scène une créature assez comparable.
L’introduction étoilée des planches 1 et 2 a une triple fonction : enraciner Séléné dans une origine lunaire, afin d’augmenter l’intérêt du lecteur pour la destination des héros ; placer une lyrique envolée versifiée de Maupertuis ; et donner l’occasion à Masbou de nous ravir avec ses amas cotonneux et ses cyclones de nuages impeccablement illuminés façon pleine lune.
Le côté comique du personnage de Bombastus fait passer la désinvolture technique avec laquelle il permet à Mendoza et ses complices d’arriver, eux-aussi, sur la Lune. Sa fusée (planche 7), au vrai plus rationnelle que le charmant ballon de manège qu’ont emprunté les héros, possède bien un mode de propulsion détonant, mais pas de freins... ce qui n’empêche personne de se retrouver en un seul morceau sur le sol lunaire (planche 16). On dirait Bruce Willis dans « Incassable ».
Eusébio, fragile, innocent et enfantin, suffit à susciter la jalousie amoureuse de Maupertuis (planches 2 et 3), tandis que Don Lope n’a besoin de personne pour nourrir sa jalousie à lui (planche 8).
Un virage est pris dans l’action : les héros doivent maintenant libérer les prisonniers du Prince Jean (Andréo et Plaisant), et retrouver un mystérieux maître d’armes, pourvu de toutes les qualités, qui permettrait au roi légitime de faire face aux louches desseins du Prince Jean. Cet énoncé programmatique tient en une planche, où Ayroles se libère de l’exposé de fond pour se lancer à nouveau dans une séquence de fantaisie et d’aventures. Par exemple, reprendre l’idée de Cyrano de Bergerac (dans l’ « Histoire comique des Etats et Empires de la Lune »), de payer les hôteliers avec des vers, monnaie dont Alain Ayroles nous fait généreusement l’aumône (planches 36, 38).
Les références culturelles tendent à s’étendre, tout en conservant un certain caractère élitiste : si l’association de « cherra » et de « bobinette » (planches 9 à 11) ne pose aucun problème d’identification (même pour un lecteur d’aujourd’hui, davantage bercé par les caresses avec lesquelles il graisse l’écran de son portable, que par les contes de fées racontés par Maman ou Papa pour l’endormir) (expression tirée du « Petit Chaperon Rouge », conte de Perrault publié en 1697 –on est encore dans la mouvance chronologique du monde de Maupertuis et Don Lope), en revanche, les monstres du Carnaval sélénite (planche 19) ont beaucoup à voir avec les créatures difformes et tronquées, grylles et grotesques, qui illustrent les éditions anciennes de Rabelais, avec quelques ajouts macabres de spectres introduisant dans un contexte carnavalesque l’invasion du vivant par le mort, qui est le propre d’Halloween (fête symétrique de Carnaval dans le cycle des saisons). Jérôme Bosch y reconnaîtrait quelques-uns de ses démons et hybrides. Planches 30 et 31, on retrouve les « cornemuses », ces curieux instruments de musique à pattes qui hantent les images de Bosch ou les grotesques rabelaisiens.
Il y a plus : lors de la lutte des Géants (planche 20), attendue en ce qu’elle perpétue les « combats entre Carnaval et Carême » des siècles Renaissants et classiques, Le Géant appelé à vaincre son rival brandit une énorme andouille (en fait, un sac oblong qui pourrait aisément passer pour autre chose qu’une andouille – la définition de cet objet comme andouille ne provient que de Don Lope). Or, la guerre des Andouilles nous renvoie au Quart Livre de Rabelais, dans un contexte où l’un des personnages s’appelle « Mardigras ». Masbou nous gratifie d’un étonnant gros plan sur cette andouille ; il y est marqué « Fac quod vis », soit « Fais ce que tu veux », évidente reprise du « Fais ce que voudras », devise de sapience de l’Abbaye de Thélème, dans « Gargantua ».
Ainsi, derrière la farce grotesque, Ayroles, convoquant trois livres différents de Rabelais (« Gargantua » pour l’Abbaye de Thélème ; « Le Tiers Livre » pour le combat de Carnaval et de Carême ; « Le Quart Livre » pour la guerre des Andouilles), nous suggère une « substantificque moelle » propre à « De Cape et de Crocs » ; ne faudrait-il pas la chercher dans les effets de déformation, en miroir, que le monde sélénite présente en détournant les mœurs de notre propre monde ?
Au beau milieu d’une charmante errance en maison-mobile dans les rues de Callikinitopolis, la référence culturelle satirique nous met en présence de « philosophes », véritables chauffards, « toujours en maraude, à chercher la dialectique » (planche 25), cette remarque étant suivie d’une vignette pastichant « L’Ecole d’Athènes », de Raphaël (Chambre de la Signature des Musées du Vatican).
On savourera le clin d’un aux films de Sergio Leone (« et pour quelques tercets de plus », planches 38 et 39.), aux « Trois Mousquetaires », de Dumas, avec une Milady aussi vraie que l’originale (planches 40 et 41). Et l’inévitable retour au théâtre (« Que diable allait-il faire dans cette galère ? », planche 44).
On apprécie l’élégance Grand Siècle, le tour euphémisé et le rythme tournant des paroles de Maupertuis débarquant sur la Lune (planche 13), plaçant un bémol sur les pulsions de conquête nationaliste et impérialiste du territoire local par les terriens, si divisés entre eux !
Le roi de la Lune, déconcertant par la modestie de son apparat les héros, accoutumés à plus de pompe dans l’absolutisme (planche 26), renverse la perspective de l’intrigue : c’est lui, le bon roi, et le prince Jean est un vilain ambitieux qui veut établir sa dictature. Après le refus de tout emblème symbolisant la conquête de la Lune par les Terrestres, voici une deuxième leçon de relativisme politique : les bons ne sont pas forcément là où on le croyait.
Dessin de la Lune, en pages de garde : La toponymie lunaire fait la part belle aux noms de diverses figures de style, très généralement d’origine grecque ; mais on peut y trouver des échappées humoristiques (Pataquès, Sacré Bosco), des allusions à des jeux de rôles (Angachel) et des noms assez communs dans la culture européenne des XVIe-XVIIe siècles (Piccolomini) ; le reste étant tiré de la véritable toponymie lunaire usuelle. Les auteurs ont tenu à transposer sur la Lune le charme des petits dessins illustrant les habitants de telle ou telle contrée, et qui sont communs sur toutes les cartes topographiques jusqu’au XIXe siècle.
On souligne la logique soutenue de Masbou qui, sur plusieurs vignettes successives, nous fignole un bel effet de lumière solaire formant halo à travers les mêmes branches d’arbres (planche 3) ; réussit un remarquable étagement de luminosité et de nébulosité avec les gaz d’échappement de la fusée au décollage (planche 7) ; suggère une course rapide à travers une tempête de cristaux de neige scrupuleusement restitués (planches 9 à 11) ; façonne les reliefs des cratères lunaires comme s’il les avait visités le matin même (planches 12 et 13) ; chambre de rêves avec lits superposés page 28 : la « gullivérisation » chère à Gilbert Durand est accentuée par le rôle qui est donné dans cette planche à l’enfantin Eusébio ; la gloriette isolée sur une colonne semble baiser le bleu de la Terre (planche 29) ; splendide jardin paradisiaque à l’italienne (planche 33), noyé d’un vert et d’un bleu tendre et printanier, qui contraste avec les orangés chaleureux du bas de la même planche.
Le jeu de pistes des références sert d’amusette aux lecteurs pour l’attirer vers quelques messages plus substantiels : le détachement des idéologies politiques et religieuses, la méfiance vis-à-vis de la verbosité creuse des philosophes, et l’apologie des forces de vie et de liberté, qui doivent l’emporter sur la tyrannie et l’oppression.
Ce n’est pas dit comme ça, sinon, ce ne serait pas « De Cape et de Crocs ».