Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une adaptation d’une nouvelle parue en 1924, du romancier Arthur Schnitzler (1862-1931). Sa première publication date de 2009, et il a bénéficié d’une réédition en 2023. Cette adaptation a été réalisée par Manuele Fiore pour le texte, les dessins et les couleurs. Elle comprend quatre-vingt-trois pages de bande dessinée. L’édition de 2023 se termine avec un texte d’une page de Fiore intitulé Sfumato schnitzlerien, et sept pages d’études graphiques.
Dans la station thermale italienne de San Martino, en vacances, Else, une jeune femme de bonne famille, est en train de jouer au tennis avec son cousin Paul, sous les yeux de Cissy Mohr, une autre jeune femme courtisée par son cousin. Ce dernier court pour ramasser la balle, tout en regrettant que sa cousine ne veuille plus jouer. Elle confirme qu’elle n’en peut plus et lui indique qu’elle le retrouvera tout à l’heure. Puis elle salue Cissy d’un très formel Au revoir chère madame. Celle-ci lui répond gentiment de ne pas toujours l’appeler Madame, mais Cissy tout simplement, alors que Paul se tient contre elle. Taquine, Else reformule sa phrase : au revoir, madame Cissy. Cette dernière continue, lui demandant pourquoi elle part déjà, alors qu’il reste deux bonnes heures avant le dîner. Paul tempère et fait remarquer que Else fait du genre, c’est son jour. À l’attention de sa cousine, il ajoute : un genre d’ailleurs qui lui va à ravir, et son pull rouge encore mieux. Taquine, elle rétorque qu’elle espère qu’il aura plus de succès avec le bleu, couleur du pull de Cissy, et elle s’éloigne, sous le regard agacé de ses deux interlocuteurs.
Dans son for intérieur, Else jurerait qu’ils ont une liaison, cousin Paul et Cissy Mohr. Elle espère seulement qu’ils ne la croient pas jalouse, rien au monde ne lui indiffère davantage. Puis elle joue beaucoup mieux que Cissy, et Paul non plus n’est pas vraiment un matador. Il a une si belle allure pourtant. Si seulement il était moins affecté. Tante Emma n’a rien à craindre. Elle ne pense pas à Paul, pas même en rêve. Elle ne pense à personne. Elle n’est amoureuse de personne. Dommage quand même que le beau brun à la tête de Romain soit déjà reparti. Il a l’air filou, disait Paul. Dieu, elle n’a rien contre les filous au contraire. Elle aimerait assez se marier en Italie, mais pas avec un Italien. Villa sur la Riviera, escalier de marbre plongeant dans la mer. Elle, étendue nue sur le marbre. Elle est née pour une vie insouciante. Ah, pourquoi faut-il retourner à la ville ? Else est arrivée au pied de l’escalier menant à la terrasse de l’hôtel : elle croise monsieur Dorsday, vicomte von Eperies, et son épouse. Ils échangent quelques paroles. Il se montre galant ; elle lui fait une remarque insidieuse et piquante sur son âge. Elle pénètre dans les immenses salons de l’hôtel et son flux de pensées reprend. A-t-elle fait la fière ? Non, elle ne l’est pas. Paul l’appelle Altière. Altière et du genre distant, surtout aujourd’hui. À cause de ses règles évidemment ; ça l’élance dans les reins. Cette nuit, elle reprendra du Véronal. Un groom s’approche d’elle, il a un courrier à son attention. Tout en prenant la lettre, elle remarque que son filou est revenu. Elle regagne sa chambre, dénoue ses cheveux et prend connaissance du courrier de sa mère. Il s’agit de son père, et d’une dette pressante.
L’adaptation d’une œuvre littéraire en bande dessinée constitue un genre en soi, avec le risque du mauvais dosage oscillant entre l’intégration de trop de textes du roman, soit une interprétation trop éloignée qui fait perdre le goût de l’original, voire le trahit. Le lecteur entame ce tome et découvre deux dessins en pleine page avec uniquement un personnage en train de courir pour aller ramasser la balle, de gauche à droite dans la page de gauche sur fond blanc, et inversement au retour dans la page de gauche toujours sur fond blanc. L’artiste indique qu’il va proposer une adaptation aérée, ou au minimum sans gros pavés de texte. De même dans les deux planches suivantes, seuls sont représentés les trois personnages. Puis un dessin en double page les montrent discutant avec l’immense complexe hôtelier à quelque distance, et les montagnes en arrière-plan. Au cours du récit, l’auteur réalise cinq pages dépourvues de texte, laissant les dessins parler d’eux-mêmes, porter toute la narration. Le texte se présente soit sous la forme de dialogues, soit sous la forme du monologue intérieur d’Else, des phrases courtes, assez naturelles, bien éloignées de la simple recopie d’un texte littéraire. Fiore ne fait qu’une seule exception : le texte de la lettre initiale de la mère d’Else qui court sur trois pages, avec des illustrations de la largeur de la page venant s’insérer entre deux paragraphes.
Dans le texte en fin d’ouvrage, l‘auteur indique qu’il a choisi cette œuvre pour répondre à une commande d’adaptation d’un éditeur. Après avoir écarté plusieurs œuvres soit trop difficiles soit déjà mainte fois adaptées, il retient cette nouvelle. Il ajoute : après s’être lancé près de quatre fois, il a compris que l’œuvre graphique de Gustav Klimt (1862-1918) allait être son nord, cette ligne en fil de fer qui est la sienne, qui suit les cuisses des femmes, leur découpe des nez pointus et se courbe selon les formes amples de ses modèles. Il ne réalise pas des tableaux de Klimt, mais il s’inspire de sa façon de représenter les êtres humains. Il utilise des traits de contours très fins, parfois comme tremblés ou mal assurés, ou tracés sous l’inspiration du moment sans avoir été repris pour être consolidés. Cela donne parfois des représentations un peu naïves, un point pour figurer un œil dans un visage ou des yeux écarquillés trop ronds et trop grands, quelques vagues traits pour la barbiche clairsemée de Dorsday, ou au contraire la sensation de percevoir l’état d’esprit du personnage. Le lecteur se dit que cette façon de représenter les individus correspond à la perception subjective qu’en a Else elle-même. Sa propre délicatesse avec son visage épurée et doux, l’âge de monsieur Dorsday avec son visage asymétrique et marqué, ses trois cheveux sur le dessus du crâne, son corps lesté par un gros ventre, la tante avec son air revêche et repoussant comme si elle était incapable de ressentir la détresse qui émane de sa nièce, etc.
Ces traits de contour fins et fragiles sont habillés par des aquarelles qui leur apportent de la consistance, des nuances changeantes, des couleurs naturelles ou bien des impressions de lumière. En fonction de la séquence, du moment de la journée, de l’état d’esprit d’Else, un visage peut aussi bien être de couleur chair, que jaune, ou taupe, ou encore gris. De la même manière, l’aquarelle pare les décors de consistance, soit en venant occuper l’espace délimité par les traits de contour, soit en couleur directe. Passés les quatre dessins en pleine page sur fond blanc, le lecteur découvre le paysage de l’hôtel se détachant sur la ligne de montagne, un trait délimitant le contour du bâtiment, des portes fenêtres et des fenêtres, le pinceau donnant corps aux poutres apparentes, à la rangée d’arbres devant le bâtiment, à celle derrière de couleur plus sombre, ainsi qu’aux pentes de la montagne. Les images emmènent le lecteur sur le court de tennis avec son filet comme quadrillé au crayon, sur les marches menant à la très longue terrasse de l’hôtel, sous les lustres des salons très hauts de plafond, dans la chambre juste esquissée d’Else, de retour dans les salons maintenant teintés d’une nuance verte alors que la soirée commence, puis à l’extérieur dans des teintes bleutées et grises alors que la nuit commence à tomber, sur les rives rougies d’un lac avec de nombreux voiliers, etc.
L’intrigue s’avère fort simple : Else est mandatée par ses parents restés aux Pays-Bas pour demander un prêt urgent de trente mille guldens à monsieur Dorsday, vicomte von Eperies, pour rembourser une dette dans les deux jours. Celui-ci accepte à une condition : pouvoir la contempler nue un quart d’heure. Acceptera-t-elle de se soumettre à cette exigence infâmante et ainsi sauver son père ? Ou refusera-t-elle pour conserver sa dignité au risque de condamner son père ? Un suspense binaire. Les auteurs, le romancier et le bédéiste, mettent admirablement en scène à la fois l’entrée dans l’âge adulte avec ses compromis, à la fois le tourment psychologique de la toute jeune femme. La lettre de la mère, reproduite dans son intégralité, constitue un exercice exemplaire de manipulation coercitive sous les dehors d’une demande gentille d’un menu service aussi banal que dérisoire, sur les plans affectif, émotionnel et psychologique. Voilà que la fille a le pouvoir de vie et de mort sur son père, ou plutôt la responsabilité afférente, ce qui constitue une inversion de la responsabilité des parents envers les enfants. Aussi bien les parents que monsieur Dorsday illustrent la maxime que l’âge et la traîtrise auront toujours raison de la jeunesse et du courage.
Dès la première séquence, le lecteur a conscience que la jeune demoiselle est ballotée par les injonctions sociales à trouver un mari et par ses hormones. D’un côté, elle ressent le fait de devoir bientôt se trouver un mari, devoir accepter les avances d’un homme qu’elle ne pourra au mieux que choisir par défaut, au pire qui lui sera imposé, tout en défendant sa vertu contre toutes les tentations. Elle a déjà pu constater l’effet que la présence physique de son corps habillé a sur les hommes, le pouvoir de séduction que cela lui confère et les avantages qu’elle peut en retirer. Dans le même temps, elle a compris que se montrer nue à Dorsday équivaut à faire de son corps, d’elle-même, une simple marchandise vendue pour de l’argent, un produit ayant une valeur économique dans un système capitaliste. D’un autre côté, elle fait l’expérience qu’elle ne peut pas concilier toutes les injonctions sociales qui pèsent implicitement la femme qu’elle est. Pouvoir faire l’expérience d’être amoureuse, et faire un bon mariage ou un mariage de raison. Accepter son corps sexué et la sexualité qui va avec, et rester pure. Sauver son père au prix d’être souillée par le regard d’un quinquagénaire libidineux et riche, et préserver sa vertu, sa virginité comme les convenances l’exigent. Conserver son intégrité psychique et sauver son père. Personne ne peut ressortir indemne d’autant de doubles contraintes. Comment devenir adulte dans une telle situation ? Comment construire sa propre voie, sa manière personnelle de faire ?
Adapter Arthur Schnitzler en conservant toute sa finesse et ses subtilités : un beau défi, relevé avec élégance par Manuele Fiore. Une bande dessinée à la narration visuelle sophistiquée et élégante, exprimant en douceur feutrée toutes les dimensions du conflit psychique se déroulant dans l’esprit d’une jeune femme estimant qu’elle est née pour être insouciante.