Raconter la vie d'une figure artistique en bande dessinée pose irrémédiablement la question de l'appropriation esthétique, surtout dans le cas d'un peintre qui s'exprime par le dessin. Il s'agit de superposer une démarche artistique, celle de l'auteur du biopic, à une autre, celle de l'artiste étudié. Le mouvement double d'apporter des éléments biographiques sur celui-ci tout en rendant hommage à son œuvre place ainsi l'auteur du biopic dans une certaine ambiguïté. Jusqu'à quel point peut-il se permettre d'apporter un regard d'auteur personnel sur le sujet, sans digressions ni dénaturation de l’œuvre mondialement connue ? Pour René Magritte, le défi était d'autant plus ardu que ses peintures surréalistes rappellent constamment qu'elles sont des représentations (« ceci n'est pas une pipe ») et entretiennent un mystère sur leur signification par des récurrences graphiques a priori inexplicables, comme les grelots.


Scénario : Le récit ne peut de ce fait pas faire un seul rapprochement entre la vie de Magritte et son œuvre sans partis-pris interprétatif. Il restait ainsi deux solutions : réaliser une biographie dessinée purement factuelle, évacuant l’œuvre au profit de l'artiste, ou s'aventurer dans les méandres oniriques de l'univers de Magritte, avec le risque de s'y perdre. Il est bienheureux que Vincent Zabus ai opté pour le second choix, tant il y avait là un fort potentiel narratif. Prenant de la distance avec son sujet, il suit ainsi les déambulations d'un individu ordinaire qui, piégé par l'univers de Magritte, se trouve contraint de découvrir la vie d'un homme dont il ne connaît rien. Allant de tableaux en tableaux à la manière du film d'animation français Le Tableau de Jean-François Laguionie, il apprend à connaître Magritte dans ce qui pourrait s'apparenter à une visite de musée interactif. Malgré la multitude de références graphiques aux toiles du peintre, la narration dépasse le simple étalage onirique pour transformer le voyage en introspection intimiste éclatant toute chronologie qui révèle peu à peu les éléments signifiants de la vie de Magritte non dénués de contradictions, jusqu'à son traumatisme d'enfance. Cette narration dialectique permet à Zabus de parsemer le récit de clés de lecture très pertinente pour comprendre et apprécier l’œuvre de Magritte sans jamais perdre de sa verve ludique, où la mise en abyme est constante, jusqu'à utiliser les spécificités de la narration en bande dessinée, comme le fait Marc-Antoine Mathieu, démontrant que la démarche surréaliste n'a définitivement aucune frontière.


Dessin : Il n'est pas non plus question ici de simplement copier le style visuel de Magritte ou bien de s'en écarter, mais encore une fois de se l’approprier. L'épure linéaire et la palette de couleurs chaudes des peintures de Magritte sont ainsi reprises, mais Thomas Campi s'en écarte en supprimant tout trait au profit des couleurs, qui elles-mêmes s'émancipent des aplats irréels du peintre. En résulte un réalisme paradoxal, qui peut se prêter spontanément à toute expérimentation visuelle sans perdre de son homogénéité.


Pour : Avec la figure de cet employé d'entreprise fier de monter en grade après vingt ans de bons et loyaux service, la narration personnifie au choix le lecteur de l'album ou le spectateur de l’œuvre de Magritte. L'astuce pourrait s'arrêter là si le personnage ne retire pas de son périple une leçon de vie qui souligne en marge l'aspect révolutionnaire de la peinture de Magritte. En déréalisant le réel par la représentation esthétique, c'est notre propre statut social que Magritte nous invite à questionner et à déconstruire, révélant l'aspect aliénant et dégénérescent des institutions et des conventions.


Contre : Se concentrant sur cet aspect de l’œuvre du peintre, Vincent Zabus enfonce le clou en affirmant que la dernière partie de sa carrière, plus commerciale et répétitive, n'est pas représentative des ardeurs révolutionnaires antérieurs. Cette affirmation comme quelques autres se mouillent ainsi un peu trop pour rester à l'abri de toute critique de la part des connaisseurs de Magritte, qui s'ils sont assez ouverts d'esprit pourront tout de même accepter un point de vue potentiellement opposé au leur.


Pour conclure : C'eût été un comble de représenter conventionnellement un artiste aussi anticonformiste que Magritte, c'est ce que Campi et Zebus revendiquent leurs dès le sous-titre de l'album « Ceci n'est pas une biographie ». Ils proposent ainsi avec Magritte un cas d'école du biopic émancipé des codes encombrants et attendus du genre, pour proposer une véritable recherche formelle non dénuée non plus de consistance biographique. Chapeau !

Marius_Jouanny
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le 20 déc. 2017

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Marius Jouanny

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