L'innocence hors de prix ?
Résumons : Peter (Pan ?), au seuil de la puberté, refuse de devenir adulte, par dégoût des vilaines choses que font les grands (la sexualité, mais pas que). Conteur séduisant auprès de enfants perdus du vieux Londres victorien, il se laisse entraîner par la fée Clochette dans un monde de légendes, de créatures mythologiques, de pirates et de trésors. Ca lui va, mais ce monde est cruel lui aussi, et son ami Pan se fait tuer par Crochet, en dépit des efforts (irréguliers) que Peter a mis en oeuvre pour le tirer de là.
Derrière la quête désordonnée de Peter, il y a la relation ratée et irrésolue avec une mère-harpie qui ne lui a jamais donné d'amour, mais plutôt des coups et du cynisme.
Ce qui frappe donc, c'est l'interpénétration de deux mondes, à l'opposé de la dichotomie disneyienne bien carrée : le féérique étoilé, riant et chantant d'un côté, et de l'autre la plate et méchante réalité, pleine de coups (bas), d'orphelins et de violences.
Désolé, mais ici, dans le monde féérique, Pan meurt (ce qui fait curieux pour un immortel flirtant avec le Panthéon grec antique), et Crochet est pris d'une rage exterminatrice contre ces créatures. Crochet, figure de l'un des devenirs potentiels ratés de Peter Pan, refuse donc le rêve commun (la mythologie) au profit de son rêve à lui (un trésor de pirates bien classique et nettement plus adulte, donc matérialiste). Tuer la mythologie, c'est, pour lui, justifier qu'il a eu raison de se lancer dans la quête de la piraterie, et de transposer ainsi dans un monde imaginaire la violence, la cruauté et l'égoïsme des adultes. Si Peter devient Crochet, il devient à la fois adulte raté et enfant raté. C'est trop, n'en jetez plus !
Dans ce tome, Peter effectue un gros travail sur lui-même (il était temps !) : il doit accepter à la fois la culpabilité (donc l'impureté), sortir de son Ego pour s'ouvrir à des règles de vie plus sociables, et faire son unité psychologique.
Culpabilité fondatrice (vous savez, celle qui a des arrière-goûts de péché originel) : Peter se pense responsable de la mort de Pan, ne peut le supporter, et entreprend de massacrer sa propre main (droite), responsable à ses yeux du geste fatal, pour la punir et la retirer de sa personne. Double immaturité : rapporter tout à lui-même, et se représenter soi-même comme un collage de membres plus ou moins autonomes et donc individuellement responsables. On est dans de l'animisme corporel. Comment va-t-il en sortir ? En se faisant raisonner par ses copains mythologiques, qui savent lui démontrer que le vrai responsable de la mort de Pan, c'est Crochet. Du même coup, Peter prend conscience que la société existe et que les responsabilités sont - au moins - partagées.
De ce fait, Peter émerge de son Ego, et adoucit quelque peu ses relations problématiques avec les filles (planche 41), tout en posant que rien de baveux ni de gluant ne doit circuler d'un corps à l'autre.
Quant à faire son unité psychologique (processus qui aide à assumer les deux autres), Loisel nous en téléphone le processus depuis un moment déjà : le héros s'appelle (enfin, on croit le savoir) Peter Pan. Bon. Sur l'île, le petit faune qui devient son copain s'appelle Pan. Pourquoi pas ? Là où la démonstration de Loisel devient un peu lourdingue, c'est que, dans le tome 3, quand Peter est en présence de Pan, on appelle Peter de son prénom, et Pan, c'est l'autre ! Si ce n'est pas du dédoublement de personnalité, ça, Madame ? Dédoublement de personnalité qui, s'il avait persisté, aurait peut-être conduit Peter à devenir Crochet (l'adulte égocentré qui veut tuer tout ce qui est mythologique). Et qui dit dédoublement de personnalité dit problème de conscience et aspiration à l'unité.
Faute de pouvoir mettre en scène de graves considérations psychologiques, Loisel nous alourdit de symboles commodes : planche 6, Peter, désolé de la mort de son ami Pan, se coupe le doigt en gravant son nom sur un arbre. A cette occasion, le sang de Pan qui était sur sa main (Peter a tenté une intervention chirurgicale sur son ami) se mêle à celui de Peter qui jaillit, et entre dans le corps de Peter par la coupure : "Regarde, Pan...Nos rouges se mélangent pour ne plus faire qu'un...". ("Prenez et buvez, ceci est mon sang") . Par cet acte symbolique de mélange des sangs, Peter s'intègre la personnalité mythologique de son ami, et accepte donc de se positionner plus proche de la Nature ("Pan", c'est, en grec, le Tout, l'Universel), en dépassant ses propres limites forgées par son histoire personnelle.
Ca y est, Peter est bien Peter Pan (il était temps, vous me direz, au tome 4 !). Par contre, Crochet n'est pas du tout Crochet. Personne ne l'appelle comme ça dans les quatre volumes, et je ne le nomme ainsi que pour le localiser commodément dans la galerie de personnages. Crochet n'est jamais appelé que "capitaine" (du bateau de pirates). N'empêche, désespéré de devoir renoncer à son trésor d'or, de diamants et de bijoux, Crochet finit par laisser tomber avec négligence son célèbre réveil dans la gueule du crocodile (réveil qui, au finale, ne produira aucun effet spécial; c'était bien la peine d'en faire tout un plat !).
La scène majeure (planches 35 à 37) est celle où Peter Pan coupe au sabre la main (droite !) de Crochet, transférant sur lui à la fois le crime et le châtiment d'un comportement d'adulte. Peter sait maintenant discerner la culpabilité des adultes sur un autre mode que celle du dégoût viscéral, et on peut gager qu'il saurait, maintenant, ne plus commettre l'erreur de chercher à revoir son affreuse mère en se laissant guider par l'espoir affectif insensé de recevoir un peu de douceur. Nouveau mélange des sangs ? La main de Crochet, comme dans la tradition Peterpanienne, est immédiatement bouffée par le crocodile qui, rappelons-le, vient d'engloutir également le réveil. Une part de Crochet vient d'être absorbée par l'animalité dévoreuse qui le rappellera aux échéances nécessaires de la temporalité (le vieillissement, la dégradation) : avec un réveil dans l'estomac, le crocodile carnassier (écho de Saturne, dieu du temps, dévoreur de sa progéniture) ne risquera pas de se tromper sur la durée qui est impartie à Crochet.
Par comparaison, la fin de l'album est un peu faible : Peter Pan vient rechercher les Enfants Perdus de Londres pour les emmener sur l'île imaginaire combattre les pirates. Ca prend du temps, et on ne voit rien de très imprévisible dans le comportement des uns et des autres.
Mais le Pays Imaginaire n'est pas rose et bleu : si les gosses y vont, c'est pour protéger les créatures mythologiques de Crochet et de ses pirates. La guerre, toujours la guerre. Le combat du Bien contre le Mal est éternel. Les seuls qui devraient être contents, ce sont les créatures mythologiques, qui craignaient de disparaître de la mémoire des enfants.
Deux notations pour finir : le livre de l' "Odyssée" disparu dans la gueule du crocodile n'a joué aucun rôle postérieur à cet incident (on se demande alors pourquoi on l'a mis en scène), et le personnage (déjà bien indistinct) du père de Peter n'apparaît pas. Un peu embêtant, quand même, quand on travaille sur l'identité.
Deuxièmement, l'idée de mêler Jack l'Eventreur à toute cette histoire apparaît comme une pièce rapportée largement artificielle dans le scénario; si c'est juste pour nous dire que le monde des adultes est d'une méchanceté irrécupérable, on aurait pu s'en tenir à quelques détails moins inutilement célèbres.
Les relations de Peter avec les filles ne sont pas pour autant réglées. On relèvera l'absence majeure du personnage de Wendy, élément-clé du charme chez Disney. Ce n'est pas la petite Rose, introduite à la planche 45 du Tome 4, qui peut faire le poids.
Cette version cruelle et prolétarisée de Peter Pan n'aurait probablement pas plu ni aux gouvernantes victoriennes, ni à Disney.