Un homme libre ne fait pas ce qu’il veut. Il fait ce qu’il peut pour s’en tirer.

Ce tome fait suite à Marshal Bass T06: Los Lobos (2021) qu’il faut avoir lu avant, ainsi que le tome trois. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Nikola Vitković pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.


Dryheave, Arizona, fin août 1877. La famille Bass a repris l’exploitation de l’épicerie de Jeremiah dans cette petite ville. En ce beau jour du baptême de Joe, Bathsheba Bass est au comptoir en train de servir madame Williams, pendant que Judith tient le petit Joe dans ses bras, assise dans une chaise à bascule. C’est au tour de Madame Cleopatra de faire son entrée dans le magasin, et le regard de Bathsheba se durcit immédiatement, devenant même hostile. Elle lui demande ce qu’elle veut, et fait observer que les marchandises sont bien différentes de celles dans la maison close de Madame Cleopatra. Judith sort dehors avec le nourrisson dans ses bras et demande à son frère David d’aller immédiatement chercher leur mère Delilah. Il y va en courant. Derrière la maison, le banquet a commencé, et Moïse Washington, surnommé Beef répond au Révérend Dollar, tout en passant entre les tables, pendant que River Bass fait rôtir un porcelet à la broche, avec un grand tablier blanc. Delilah est entrée dans le magasin et salue très respectueusement Madame Cleopatra. Puis elle suggère fortement à sa mère Bathsheba de prendre Joe dans ses bras pour aller le nourrir. Sa mère essaye de résister en lui demandant si elle sait bien qui Madame Cleopatra est, mais sa fille lui rétorque qu’elle est avant tout une cliente, une cliente bien plus fortunée que tous les autres clients réunis.


Toujours avec bébé Joe dans les bras, Bathsheba s’approche de son époux River en lui signalant que sa Cleo est dans le magasin. Elle lui demande s’il lui a rendu visite récemment. Il répond sèchement que non, et lui retourne la question : A-t-elle épousé un Mexicain récemment ? Le révérend Dollar déclare que les patates rôties ont l’air formidable, et il interroge Beef sur le fait qu’il ait fait la guerre. Puis il continue en lui indiquant que ce qui l’a le plus marqué de ces années de guerre, c’est la faim : il avait tout le temps faim. Il enchaîne en demandant un peu de crème persillée à Judith. Deux jeunes garçons enchaînent en demandant à Beef s’il a vraiment fait la guerre, combien de gens il a tué. Il cède à leur curiosité et leur raconte : Lors de la première bataille à laquelle il a participé, il y avait là plus de gens qu’il n’en avait jamais vu de toute sa vie. Plus qu’il ne croyait que la Terre n’en abritait. Et tous était là pour s’entretuer. Tuer un homme n’est pas facile.


La tendance constatée avec le tome précédent se confirme : la série a posé de solides fondations et elle dispose maintenant d’un avenir au-delà du tome suivant. Les auteurs peuvent continuer sereinement à établir une forme de continuité. Maître Bryce ? Ce fut le propriétaire de River Bass quand il était esclave. Ce tome commence en posant les conséquences des aventures narrées dans le précédent, en particulier la nouvelle situation familiale de River Bass, Bathsheba Bass et Judith Bass. Le temps est venu du baptême du fils de Judith, le petit Joe, et c’est un moment de réjouissance, même si le père du nourrisson n'est plus là. C’est un repas de fête avec la famille, les voisins et quelques connaissances dont le révérend Dollar et Moïse Washington (Beef) que Bass a rencontré dans le tome 5 Marshal Bass T05: L'Ange de Lombard Street (2019). Cette notion de famille se retrouve dans des configurations différentes par la suite : celle constituée par son propriétaire, maître Bryce, son frère Wilbur, sa cousine Anabelle dans la propriété familiale, celle réduite à Bathsheba et sa fille croisées sur une route de campagne la nuit. Les auteurs ont l’art et la manière de faire ressortir les conséquences des hasards de la naissance, qu’il s’agisse de la servitude de l’esclavage pour Bass ou Ginny, de la liberté très relative d’une mère sans mari et sans travail, d’un homme dont le frère a mal tourné, d’une femme atteinte de maladie (peut-être la poliomyélite). Tout le monde ne naît pas avec les mêmes chances, et la vie n’est pas juste.


En découvrant la jeunesse de River Bass, le lecteur se retrouve à suivre un jeune esclave dont la vie dépend essentiellement du comportement de son maître, Bryce, de la façon dont il utilise et il traite cet être humain dont il est propriétaire comme s’il agissait d’un être humain. Les auteurs consacrent trente-sept pages à cette relation. Le scénariste accomplit cet effort de la présenter en intégrant le fait que la vie de l’esclave n’a de valeur que son utilité en tant qu’outil. Il réussit à faire en sorte que River Bass soit dépersonnalisé pour son maître, un instrument auquel Bryce ne s’attache pas, pour lequel il ne développe pas d’empathie, avec qui il n’a pas l’obligation de se comporter comme un être humain, ni avec les autres afro-américains d’ailleurs. Cela commence avec l’exigence de Bryce que River retienne sa respiration le plus longtemps possible juste pour son amusement, puis une promesse qu’il ne tient pas sans se sentir le moindre du monde responsable puisque River ne dispose pas de la qualité d’être humain, puis un viol sur Ginny encore adolescente parce que là encore il ne s’agit pas d’un être humain à part entière. Bien évidemment, la narration visuelle montre des individus de chair et de sang qui souffrent de la douleur, dont les visages expriment des émotions. Donc des individus que le lecteur considère lui comme des êtres humains, pour lesquels il éprouve de l’empathie, tout en conservant à l’esprit que le fonctionnement systémique de l’époque façonne et formate chaque individu pour tenir sa place dans ces rapports de dominance et de soumission. Il ressent toute l’ignominie du viol de Ginny qui souffre tout en se disant que la société exige qu’elle s’y soumette, et que River regarde la scène tout en sachant que la société lui intime de ne pas intervenir, les deux se conformant au rôle imposé par leur position sociale.


D’ailleurs River Bass semble avoir internalisé le comportement attendu de lui au point d’avoir conscience qu’il ne lui sert à rien de parler, car sa place sociale n’accorde aucune valeur à sa parole. Voilà un personnage principal encore plus taiseux qu’à son habitude, mais il observe. Il voit comment se comporte maître Bryce, comment il se sert de lui, et il fait le nécessaire pour acquérir de la valeur, afin d’avoir une utilité pour son maître. Quant à lui, le lecteur observe également ses postures, ses attitudes, ses regards. Il constate que River Bass se détend quand il dispose d’un moment de répit et qu’il se retrouve entre afro-américains. Il voit sa détermination sans faille à survivre, et la prise de conscience qu’il lui faut tuer sans pitié pour ne pas laisser de trace. Il remarque quand le regard de River ne se fixe pas sur son interlocuteur, mais sur un autre point d’intérêt. À la lecture, tous ces mécanismes apparaissent comme évidents, la qualité de la narration visuelle allant de soi. Il suffit que le lecteur marque une pause quelques secondes pour qu’il constate à quel point le dessinateur se montre expert et élégant comme metteur en scène. Par exemple, page trente-sept, Ginny parle à River Bass pour lui exprimer son mépris et sa manière de se révolter contre le système, tout en tenant sa file de quatre ou cinq ans devant elle, et au premier plan River semble l’écouter d’une oreille distraite en attendant que ça passe, sans sembler affecté. Toutefois, quand le lecteur suit son regard, il se rend compte que River regarde autre chose, ce qui renvoie à une promesse faite par Bryce en page quatorze.


Ainsi de séquence en séquence sur la jeunesse de River Bass, le lecteur se fait une idée de la manière dont son caractère s’est forgé, dont ses aptitudes se sont développées, et dont sa philosophie de la vie s’est construite en observant le comportement de son maître pour lequel il éprouvait une forme de sympathie, même si celle-ci relève du syndrome de Stockholm par moment. Les pages cinquante-deux à cinquante-quatre sont consacrées à sa rencontre avec Bathsheba, sa future épouse. Le lecteur y voit une étape de plus dans la vie du personnage principale, mais aussi une phase de la vie de Bathsheba qui par la force des choses fut elle aussi esclave, et donc une épreuve qu’elle doit surmonter en faisant preuve d’adaptation, ce qui participe également à forger son caractère et sa personnalité. Ce qui renvoie à la condition féminine dans ce tome : celle des esclaves, condamnées à servir d’objet de plaisir au bon vouloir des propriétaires d’esclaves, et celle de la cousine Anabelle à la situation peu enviable pour d’autres raisons, ce qui fait que le lecteur comprend et compatit quand elle cède aux avances de River Bass.


Totalement immergé dans cette évocation saisissante de l’esclavage et fasciné par la construction psychologique des personnages, le lecteur en oublierait presque la qualité extraordinaire de la narration visuelle. L’artiste sait tout faire passer y compris en l’absence de phylactères : émotions, état d’esprit, rapport de force psychologique, décision intérieure irrévocable, résignation, acceptation, compréhension, etc. Une merveille. En outre, il accomplit un travail toujours aussi remarquable en termes de conception de plan de prise de vue, de mise en scène et de direction d’action. Comme pour tous les tomes précédents, le lecteur attend avec impatience le dessin en double page : une magnifique vue nocturne d’un bayou avec la demeure coloniale des propriétaires en fond. Au fur et à mesure, il savoure chaque page, avec de nombreux moments inoubliables : River retirant les poissons en train de cuire sous la cendre, la mise en scène grotesque exigée par le photographe de guerre, le bateau à aube sur le large fleuve, le regard craintif de Bass tenant le billet qui stipule qu’il est affranchi, le regard noir jeté par Ginny en voyant arriver River de retour dans la propriété, la détermination bloquant toute autre pensée de River s’apprêtant à tuer un homme, le regard échangé entre Bathsheba et Madame Cleopatra alors que cette dernière pénètre chez les Bass. Du grand art.


Le lecteur sait par avance que ce tome ne peut pas le décevoir. Il éprouve une sensation de doute fugace en comprenant qu’il sera essentiellement consacré au passé de River Bass. Une fois plongé dans sa jeunesse, il étouffe tout autant que dans les tomes précédents, immergé dans les conséquences de la noirceur de l’âme humaine, de l’esclavage, de la condition féminine, de l’usage libéral des armes à feu. La narration visuelle rend tout évident et patent, des émotions les plus fugaces, à la violence la plus sèche ou la plus barbare, prenant le lecteur aux tripes. Sans nul doute, River Bass est le produit de son époque, mais il est également plus que ça : un esclave qui n’a jamais été fouetté, un homme d’une endurance peu commune, un être humain qui est parvenu à conserver intacte une part d’humanité.

Presence
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le 24 sept. 2023

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