Roman graphique de Pierre-Henry Gomont, Malaterre est une fiction à dimension autobiographique, qui raconte un morceau de vie d'une famille française, et plus particulièrement celle des adolescents Simon, Mathilde, et de leur père Gabriel. Gabriel est un père absent, alcoolique et dans l'ensemble un personnage peu sympathique. Ayant racheté un ancien domaine en Afrique équatoriale qui appartenait jadis à ses ancêtres, il décide d'y emmener vivre ses deux aînés après leur avoir fait miroiter monts et merveilles, dans ce qu'il faut bien appeler un rapt parental. Mais les deux ados vont vite se rendre compte que le paternel ne s'investira pas davantage dans leurs vies en Afrique qu'en France.
J'ai été attiré par cet album en voyant une sérigraphie de Pierre-Henry Gomont inspirée de celui-ci (que j'ai d'ailleurs acquise depuis). C'est donc uniquement pour son graphisme que j'ai décidé de l'acheter, n'étant généralement pas très fan de BD et romans graphiques réalistes et contemporains. Bien m'en a pris puisque j'ai découvert une histoire réellement touchante. Évidemment, c'est avant tout une histoire triste, avec même de brefs passages mélodramatiques quand l'album s'attarde sur la mère perdant le contact avec deux de ses enfants. Et le méchant est tout désigné : Gabriel, égoïste, colérique, raciste... Mais les 188 planches laissent la place pour la nuance. Certes, Simon et Mathilde sont utilisés, bernés, délaissés. Mais ils savent profiter de la grande liberté qui s'offre à eux. La joie est bien présente dans leur vie, grâce notamment à l'ivresse des intenses amitiés adolescentes. Et si Gabriel est sans conteste un sale type, c'est aussi une figure pathétique, courant désespérément après une gloire familiale passée qu'il ne rattrappera jamais, faute de talent.
L'histoire est donc belle. L'image, pour sa part, est bouleversante. La couleur, appliquée au fusain par Gomont lui-même, y est pour beaucoup. Différents lieux vont avoir des ambiances chromatiques distinctes. La forêt équatoriale se voit parée des teintes les plus spectaculaires, mais la plage, la ville et même certains intérieurs ne sont pas en reste. Le lecteur est pris aux rétines par cette couleur puissante. J'ai d'ailleurs été surpris en reparcourant le livre pour les besoins de cette critique, de constater que beaucoup de cases ont des teintes plus douces que dans mon souvenir. Ce qui est probablement heureux et laisse les yeux reprendre leur souffle avant l'explosion de couleurs suivante. Le trait est volontairement un peu brouillon, mais le dessin n'est en aucun cas simpliste. Des cases minimalistes alternent avec d'autres beaucoup plus fouillées, et on sent bien que Godot prend du plaisir à s'attarder sur ses décors qui fourmillent de détails. En fait, tant dans la couleur, que dans le dessin ou la composition des scènes (pour laquelle Gomont a un véritable don), cette BD a beaucoup de rythme. Tout change en permanence, ne laissant aucune place à la lassitude. Les seules pauses sont celles que j'ai prises en m'arrêtant sur certaines grandes cases particulièrement sublimes qui me prenaient aux tripes comme certains de mes tableaux préférés peuvent le faire.
Malaterre tourne en partie autour des émotions de ses personnages et Pierre-Yves Gomont utilise des moyens originaux et/ou amusants pour les communiquer. Le côté effrayant de Gabriel est souligné par la cigarette en permanence collée à ses lèvres et dont émane moins de la fumée qu'un feu vif, lui donnant l'air d'un dragon. Les pensées des personnages se manifestent souvent par des petits dessins dans les phylactères et un double fantomatique peut parler ou agir de la façon dont un personnage rêverait de parler ou d'agir sans oser le faire.
Avec tout cela, il n'étonnera personne que Malaterre est pour moi un immense coup de cœur, mon roman graphique favori. Même la fin, dont le changement soudain de ton ne m'a pas entièrement convaincu, ne peut tempérer mon enthousiasme.