Allègre roman de mer et de fantômes

Tome 1 : Les Trépassés :

Ce séduisant récit réussit à panacher plusieurs genres, pourtant assez étrangers les uns aux autres : le roman noir gothique à spectres et à fantômes, la nouvelle "bretonne" de mer, de rochers de granit et de naufrages, l'aventure de pirates très XVIIIe siècle, et l'enquête policière.

* Roman noir gothique : on parle ici du roman gothique anglais contemporain de l'action narrée dans l'album (Walpole, Radcliffe...) : il s'agit rien moins que d'enquêter sur l'apparition de fantômes (un ancien roi à sa veuve, une jeune fille aimée par un pauvre pêcheur), avec exhumation de cadavre dans un cimetière...

* Nouvelle "bretonne" : bien qu'à l'évidence, l'action, les décors, les personnages et les noms nous situent dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, l'atmosphère est très "bretonne" : âpres côtes rocheuses de granit sculptées en saillies agressives et violentées par les assauts d'un mer furibonde, petits villages littoraux pauvres et sombres, omniprésence du sentiment de l'au-delà...

* Aventure de pirates : de fort beaux bateaux au décor soigné, avec pièces de bordé soigneusement ajustées, balustres de coursives comme neuves, pirates soucieux de leur décorum, abordage fougueux à grand fracas de canons...

* Enquête policière : le héros, "Lord James" (faut-il y voir un clin d'oeil au Bond, James Bond ?) est un écrivain de romans d'aventures dont raffole le beau sexe (et notre Lord culbute les jupons avec la même prestesse que 007), et qui se trouve confronté à une réalité qui dépasse la fiction de ses créations littéraires.

La sauce prend, et c'est d'autant plus remarquable que le dessin se refuse, lui, aux ombres sulfureuses du gothique traditionnel; ce qui frappe dans ce travail graphique en couleurs directes, c'est sa veine réaliste modérée, à deux doigts de verser ici ou là dans la caricature (voir les policiers envoyés par la Couronne), et surtout la gamme de couleurs assez vives (inattendues dans une histoire de fantômes), avec un nuancier d'éclairages et de brillances plutôt étonnant. C'est la couleur de Marcel Marlier ("Martine") débarquant chez Ann Radcliffe... Les mauves et les violets jouent un grand rôle planches 42 à 45...

Parmi les images remarquables, l'hostilité de la côte rocheuse où le port de Mordwick semble se camoufler tel un caméléon (planche 1), la couverture (variété des pierres tombales : lancettes, croix pseudo-potencée, croix tréflée, beau réseau d'entrelacs celtique...); la lourde somptuosité saturée de rideaux et de tentures des maisons aristocratiques (planches 3, 8 et 9), une belle perspective sur un carrefour urbain (planche 10). Les intérieurs, même modestes, semblent chauds et accueillants (luminosité du bois et ornements sculptés d'une auberge planche 14). Beau rendu d'une mer démontée (planche 17). Ruine aux fenêtres et aux pignons gothiques perchée sur un roc (planche 25); adorable petit quartier populaire sur pilotis (planche 27), où les fenêtres des bâtiments semblent être autant d'yeux qui guettent la gent friquée venue s'encanailler; très jolie entrée de bateau-boîte de nuit XVIIIe siècle (planche 28), galbes intéressants et protecteurs des charpentes constituant l'intérieur du tripot (planches 29 et 30); remparts crénelés à la bretonne dominant le port (planche 32); superbe apparition du navire de Mary la Noire (planche 38).

Le ton reste léger : Lord James sait multiplier les aveux peu glorieux (quand il a peur); les policiers un peu bornés qui le concurrencent sont assez drôles, avec leurs chamailleries, et celui d'entre eux qui est moustachu se remarque par son attention pour son petit confort physique (il a toujours froid, il finit les plats de ses copains...).

Le charmant petit fantôme déterré s'appelle Léonora Callington (planche 4) (Qui n'y verrait un clin d'oeil à Léonora Carrington, romancière surréaliste ?).

Très réussi dans sa richesse et sa variété.






Tome 2 : Passe de l'au-delà.

Le récit n'en finit pas de nous surprendre. Parti à la fin du tome précédent pour nous jouer une belle histoire de pirates, il infléchit rapidement sa route vers le fantastique pur: la scène se déplace dans une île où errent des spectres (translucides mais pas très effrayants) en attendant de s'embarquer dans une sorte de barque de Charon pour une résidence plus avancée dans la hiérarchie de l'au-delà.

On l'a compris, on nous parle de Purgatoire et d'Île Imaginaire, quelque part entre "Peter Pan" et "Monsieur Mardi-Gras Descendres". Là vont se régler des comptes érotiques, des vengeances et des remords. Lord James y rencontre même son père, qu'il a peu connu.

Ce pittoresque écart inattendu vers l'au-delà himself resterait à l'état de pure curiosité si le thème n'était réutilisé par la suite pour conclure le récit. Contrairement aux convenances du récit d'aventures formaté, l'aventure dérive des voies de l'amour heureux pour s'orienter vers la vieillesse du héros, pris entre sa respectabilité d'écrivain aristocrate reconnu, et son désir d'aventures... Voir la brutalité de son retour à une vie "normale" dans un cadre très XVIIIe siècle British, planches 32 et 33)

Les dessins et les couleurs éclatent de talents dans les décors du Purgatoire et les architectures (planches 36 à 39). Loin des abîmes sombres et initiatiques de "Monsieur Mardi-Gras Descendres", les couleurs restent vives, les contrastes habilement dégradés sans heurt, la mise en page constamment renouvelée pour cadrer au plus près avec le sens du récit.

Les dessins délectables abondent : navire sur fond de ciel embrasé (planche 1); décors du Purgatoire : élans ascensionnels des rochers, des colonnes, des piliers, des arbres (souvent anormalement minces, planche 9), sculptures étonnantes à mi-chemin entre les pointes verticales gothiques et l'art d'Afrique Noire (planches 9, 10), belles charpentes et armatures de constructions (planches 10, 11, 14, 31), griffon et aigles sculptés sous une large voûte en anse de panier (planche 20), entrelacs de colonnes ornées et de sculptures, dédale vertical d'escaliers, d'arches et de voûtes (planche 21), paysage à perspectives multiples, qu'on croirait issu soit des études d'un maître de la Renaissance, soit d'une méditation préromantique sur les ruines perdues dans la nature (planche 22), surprenante raideur d'une mince chute d'eau sortant d'un oculus ovale pour tomber dans un bassin fréquenté par des âmes errantes (planche 27), la superbe salle souterraine où Charon attend avec sa barque, salle sinistre juste ce qu'il faut avec sa tête de dragon et sa couleur vert-de-gris, mais qui irradie une perfection formelle éloignée du macabre traditionnel (chapiteaux pansus des piliers, appareils et joints propres des parties ouvragées, lustres et candélabres d'apparat évoquant plus le raffinement aristocratique que l'angoisse de la mort) (planches 28 et 29). Douillet confort de l'ameublement dans un manoir aristocratique (Planches 43 et 44)...

Un récit très réussi, qui se joue des conventions et suscite bien des émotions...
khorsabad
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le 20 nov. 2012

Modifiée

le 27 nov. 2012

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khorsabad

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