Ce tome fait suite à Marshal Bass T01: Black and White (2017). Sa première publication date de 2017. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin, et par Nikola Vitković pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.
Arizona, 1875. Un cavalier tenant un nourrisson emmailloté dans ses bras, arrive à proximité de la ferme isolée de la famille Vanderkolk. Timothy Brown espère bien trouver quelque chose à manger, et peut-être même prendre un bain. La Providence les a amenés par ici, rien de moins. Il avance tranquillement à cheval vers la clôture. Derrière un rideau de la ferme, la fille Sabien prévient son père Roeland que quelqu’un approche. Avec derrière lui son fils Janwillen et son épouse Rebekka, le père déclare : qu’il vienne, tout le monde est bienvenu dans cette maison. Le fils demande s’il peut s’occuper du visiteur, le père lui répond qu’il n’est pas encore prêt, un homme n’aurait pas demandé la permission pour faire ce qu’il veut. Brown frappe à la porte et l’ouvre. Il demande poliment s’il y aurait une chaise à leur table pour un voyageur exténué. Il se présente, et en réponse, Sabien fait les présentations. Mais Janwillen préfère sortir brusquement pour aller s’occuper du cheval du voyageur. Brown s’adresse alors à la jeune femme et déclare ingénument qu’il est heureux qu’elle ne soit pas mariée car il est à la recherche d’une nouvelle femme pour sa petite et il peut difficilement espérer trouver quelqu’un de plus doux et rayonnant qu’elle. Rebekka est en train de servir du ragout, et Timothy s’assoit à table, avec son nourrisson endormi dans les bras.
Timothy Brown lève une première cuillère de ragout, quand Roeland Vanderkolk l’estourbit par derrière, d’un puissant coup de hache. Il se félicite de son action : ça c’est une façon de faire, un coup suffit à chaque fois. Sabien se penche sur l’invité inconscient pour voir comment va le pauvre bébé. Elle fait une découverte des plus macabres. Le père se félicite d’avoir débarrassé le monde d’un tel individu capable de traiter ainsi un nourrisson. Janwillen entre en coup de vent dans la maison : Jacobsen arrive avec ses vaches, ses hommes et tout, et tout. La famille a juste le temps de faire disparaître les corps par une trappe dans le plancher, permettant d’accéder au vide entre la terre et le sol de la maison. Jacobsen entre dans la ferme et prend des nouvelles de Roeland : ce dernier offre un verre de schnaps au Danois. La famille Vanderkolk partage son repas avec les vachers. Dans vide sous la maison, Timothy Brown reprend ses esprits et commence à s’éloigner tant bien que mal. Il est repéré par Janwillen qui travaille à l’extérieur.
Une couverture peu révélatrice avec River Bass qui court pied nu dans le désert son revolver à la main et son chapeau porte-bonheur sur la tête, et un titre tout aussi énigmatique. Marshal Bass n’apparaît qu’à la page onze, c’est-à-dire la neuvième planche. Il est inconscient de la page vingt-trois à la page vingt-sept. Il n’apparaît finalement que dans trente-trois pages sur cinquante-quatre, mais il ne se réduit pas à une simple deux ex machina, ou à un catalyseur. Il prend une part active dans l’action. Le lecteur retrouve une partie des éléments établis dans le premier tome : la couleur de peau de River Bass (heureusement) et les réactions racistes qu’elles suscitent, son chapeau melon avec un trou de balle au niveau du front, son endurance, sa résistance aux coups, son adresse réaliste avec une arme à feu, et sa famille (son épouse Bathsheba, et sa grande fille Delilah, ses autres enfants). Le récit s’inscrit également dans le genre du western, comme pour le tome un, et il est fait mention de la famille Defoe, celle du type qu’il a descendu dans l’exercice de ses fonctions au cours du tome précédent. Le lecteur retrouve assez de caractéristiques pour se sentir dans une série, ressentir l’effet de familiarité. En outre ce deuxième tome est réalisé par les mêmes scénariste et dessinateur, et il est fait une part belle aux paysages naturels désertiques de l’Arizona.
Dès la deuxième page, le lecteur a la puce à l’oreille, surtout s’il a déjà entendu parler de la famille Bender qui a sévi dans le comté de Labette au Kansas en 1872 & 1873, par exemple dans la bande dessinée The saga of the Bloody Benders (2007) réalisée par Rick Geary. En revanche, il n’anticipe peut-être pas les intentions réelles de Timothy Brown. Affreux, sales et méchants ? Les auteurs font en sorte de donner un peu plus de personnalité à leurs personnages, toutefois ils ne brillent pas par leur intelligence. Le lecteur en découvre un premier aspect quand Janwillen se trahit bêtement en répondant à une question du marshal demandant si les Vanderkolk ont aperçu Timothy Brown en leur présentant un avis de recherche avec son portrait. Il ne s’attend pas à ce que Turtle, chasseur de primes, se montre tout aussi peu brillant, et se fasse avoir par surprise à deux ou trois reprises. Avec de tels individus manquant à ce point de jugeotte, le personnage principal passe aisément pour une lumière. Grâce à sa résistance, il parvient à contrecarrer les criminels, non sans conséquences. Pour autant, le scénariste n‘en fait pas un héros au cœur pur. Il indique qu’il attend Timothy Brown à Dryheave, en s’envoyant du whisky au saloon de Madame Cléopâtre et en appréciant les services des filles. Il devient la proie du désir charnel comme les autres hommes, totalement oublieux de son épouse. Il ne peut qu’acquiescer au constat de la jeune femme : La beauté est une prison. Si elle était laide, elle serait libre ; une femme n’est jamais libre, pas tant qu’il y a des hommes autour.
En effet, le manque de bon sens de certains ne se transforme jamais en une source de comique. Les auteurs racontent leur histoire au premier degré : le constat qu’il y aura toujours des êtres humains pour profiter des autres, en abuser, les plier à leur volonté par la force, y compris au sein même d’un groupe ou d’une communauté. Ce récit dégage une noirceur intense et fataliste. La justice prend la forme d’un lynchage ou d’un coup de feu qui atteint souvent sa cible par chance, voire d’un crâne frappé avec force contre une pierre à nombreuses reprises jusqu’à ce que mort s’en suive. Dans la petite ville de Dryheave, le shérif applique une justice pragmatique et préventive : River Bass est placé dans une cellule avec Turtle, tout marshal qu’il soit. La foule de Dryheave n’hésite pas à lyncher les meurtriers dans la minute, sans aucun procès. La civilisation prend plus la forme des échanges commerciaux, des villes, des habits, que de la justice ou de quelque forme de protection sociale que ce soit.
Dès la première page, le lecteur retrouve la qualité des images : un élégant entrelacs sophistiqué entre photoréalisme et discrètes exagérations. La première case occupe la largeur de la page : un homme sur sa monture qui observe une petite ferme à quelques dizaines de mètres de distance, en contrebas. Déjà vu mille fois, eh bien non : le lecteur n’éprouve pas de sensation d’ersatz. L’artiste et le coloriste ont représenté avec soin les quelques nuages dans le ciel bleu, la chaîne montagneuse dans le lointain, la végétation spécifique de cette région, les deux bâtiments de la ferme, la clôture en fil de fer tendu entre des piquets, la monture du cavalier avec la selle, les rênes et les sacoches, Timothy Brown avec sa gabardine, ses bottes et son chapeau. La mise en couleur complète les traits encrés comme s’il s’agissait l’œuvre d’un unique artiste, ajoutant des informations de texture, d’ombrage, de relief. S’il en prend le temps, le lecteur remarque même qu’il y a une petite boule d’herbes en train de rouler poussée par le vent, qu’il retrouve dans la troisième case. Les artistes se montrent toujours aussi investis pour donner à voir les paysages qu’ils soient naturels ou urbains. Le lecteur comprend ainsi comment est aménagée la grande pièce de la ferme avec son rideau (détail authentique extrait du mode opératoire des Bender), la nature du mobilier, le vide sous le plancher de la demeure, la disposition des bâtiments de la ville de Dryheave et l’importance donnée à certains commerces par rapport à d’autres. Il s’arrête pour contempler le dessin en double page trente-deux et trente-trois : la grande rue en terre, les chevaux attachés aux barres devant les commerces, les curieux et les professionnelles aux fenêtres, la voie de chemin de fer et le train avec sa locomotive à vapeur, le silo en hauteur pour la ravitailler, les maisons un peu à l’écart, les fils du télégraphe avec quelques oiseaux perchés dessus, les auvents en toile, les badauds dans la rue, une vision très impressionnante.
Igor Kordey et Nikola Vitković réalisent des planches d’une qualité incroyable. Le lecteur savoure aussi bien des cases pour leur décor, que des planches ou des bandes pour une prise de vue, une action, une direction d’acteurs, la mise en scène. Cela commence avec cette vision de la ferme, puis le coup de hache asséné par derrière. L’efficacité de la famille Vanderkolk pour cacher les cadavres impressionnent par sa rapidité. Le pauvre Brown rampe sous le plancher de la demeure dans des cases de la longueur de la page, d’une très faible hauteur pour bien marquer l’exiguïté de l’espace. Impossible de résister au calme et à la logique imparable de River Bass convainquant le shérif de le laisser sortir de sa cellule. Le lecteur se laisse avoir avec la même naïveté que Marshal Bass par la sincérité des aveux apeurés de Sabien. Il sourit franchement en voyant Turtle comprendre qu’il menace River Bass, sans pouvoir le contraindre. Il est pris de court par la réaction de Rebekka Vanderkolk alors que son mari vient d’être pendu. Il éprouve la résignation de Sabien et la force de la pulsion de River Bass autour du feu, dans la nuit, un moment qui le met mal à l’aise au possible, par sa tension intense.
Le premier tome avait convaincu le lecteur que le scénariste et l’artiste avait le talent nécessaire pour réaliser un western qui sorte de l’ordinaire et qui retienne son attention. Ce deuxième tome monte la barre encore un peu plus haut, avec une narration visuelle d’une grande richesse, et un scénario qui sait mettre en scène les ratages des personnages, sans pour autant en devenir poussif ou heurté. Implacable.