Une caravane d'humanoïdes "différents" (faut bien châtrer le langage, sinon les pitbulls du politiquement correct te renvoient aussi sec à Cayenne, même si le bagne a fermé) traverse un désert, vendant des objets de brocante à chaque étape. Mais voilà, vu leur gueule, on ne les aime pas, et les xénophobes intolérants du coin rejouent assez facilement la grande scène du "Les étrangers dehors !" quand ils les voient rappliquer. Alors, évidemment, ça ne se passe pas très bien, le sang coule, et la police essaie de faire son boulot sans être vraiment claire sur le camp qu'elle choisit...
Les intellos politicards de service hocheront gravement la tête en parlant d'une oeuvre parlant de la différence, du racisme, de la xénophobie, de la violence, du Front National, et de tous ces trucs qu'on nous enfourne dans la gueule à longueur d'année pour nous conditionner. Cet album, avec leur soutien, devrait donc y trouver une certaine dignité idéologique qui lui servira de laisser-passer dans la jungle Qulturelle.
Si on sort des radotages débectants du catéchisme officiel qui nous transforme en moutons, que reste-t-il ? Un vrai drame (l'album n'est pas drôle du tout), et la récupération du vieux thème de "Freaks", cette exposition de monstres de cirque dont Tod Browning a eu l'idée il y a plus de 80 ans. Bonne idée : les lecteurs aiment bien les monstres, et on se délecte à contempler leur apparence. Olivier Milhiet, de ce côté-là, a mis le paquet : les pages de garde qui, à la manière des albums de "Tintin", nous présentent une galerie des personnages, nous offrent pas moins de vingt-deux portraits de créatures bizarres, depuis les malades de la peau jusqu'au cyclope, en passant par le cerveau sans corps de la bande ("Ephrahum"), des profils tordus parfois bien zoomorphes, aggravés par des tatouages ou des coiffures qui ajoutent, on va dire au pittoresque de la chose.
On hésite un peu, devant une telle exposition tératophile, à choisir entre la fascination morbide pour une iconographie racoleuse, et le projet généreux de révéler la présence de sentiments humains attendrissants même chez les individus les plus... déroutants. Evidemment, il ne faut pas trop en faire, et Olivier Milhet a fait une gueule présentable aux principales créatures : Pilou, qui développe des sentiments de responsabilité paternelle très louables envers Mila, la petite orpheline, et qui est un gros costaud seulement pourvu de deux belles cornes tronquées qui lui donnent un look assez "Hellboy"; et Manny, une fille quasi normale (allure un peu militaire quand même, on ne peut pas tout avoir). On sent que ceux-là vont servir d'interface pour solliciter l'acceptation du lecteur.
Donc, une histoire pas marrante, d'atmosphère assez western, au fond, avec de beaux moments d'émotions et d'attendrissement. On se régalera grâce à la spontanéité, la gentillesse et la générosité de Mila, la petite orpheline, ouverte à la "différence", donc porteuse d'avenir. Les vilains xénophobes font un peu Ku-Klux-Klan, avec leurs cagoules (planche 13), tandis que les freaks ont quelques talents de société intéressants lorsqu'ils sont coordonnés. La solidarité, la fraternité sont représentées comme sympathiques.
Le dessin, très soigné, séduit par ses effets 3D : les motifs principaux de chaque vignette sont très "ligne claire" et coloriés avec nuance, tandis que les arrière-plans perdent de la précision, grâce à la légèreté des contours (qui se dissolvent parfois carrément au moyen de la technique des couleurs directes). Le désert (bleu cendre la nuit) offre des pitons un peu extraterrestres qui ne dépareraient pas dans un album de Moebius, des arches comme la "Delicate Arch" de l'Utah (planche 2), des épineux étudiés (planche 12), de la steppe xérophile (planche 29)...
Un album original par son thème et ses références, et soigné par sa réalisation. On y trouvera son comptant d'émotions.