Ce tome fait suite à The Home Maker (épisodes 13 à 18) qu'il est indispensable d'avoir lu avant. Il contient les épisodes 19 à 24, ainsi que l'histoire courte incluse dans Dark Horse Presents 31, initialement parus en 2014, écrits, dessinés, encrés et mis en couleurs par Matt Kindt qui a également réalisé le lettrage. Il faut avoir commencé la série par le premier tome The Manager pour espérer pouvoir suivre l'intrigue. Comme pour les tomes précédents, la présentation de celui-ci est très soignée, avec des dessins sur les premières page (des nœuds aboutissant à un tour de magie), une introduction de Terry Moore (assez amusante sur la réalité de l'existence de Matt Kindt), et une page de résumé en 19 cases des épisodes précédents (forcément très synthétique).
I'm a Mind MGMT agent (8 pages) - Le lecteur suit Anthers Kindle (une agent capable de communiquer par les rêves) dans ses déplacements du jour, avec des remarques en bas de page d'un médecin estimant qu'elle affabule. Matt Kindt mêle avec une aisance désinvolte le quotidien ordinaire et répétitif de cette jeune femme, avec une séquence onirique montrant comment opèrent ses capacités, et la semence du doute chez le lecteur de la réalité de ce qui lui est donné à voir. Il en profite également pour évoquer les capacités d'une poignée d'autres ex agents déjà vus dans les épisodes précédents, pour étoffer le résumé, et refaire entrer progressivement le lecteur dans l'ambiance.
Le groupe de Meru Marlow est arrivé à Berlin pour essayer de gagner la magicienne à leur cause. Meru Marlow, Bill Falls, Dusty et la jumelle Perrier restent à la sortie des artistes pour pouvoir rencontrer la professeure Agement si elle décide de sortir par-là, et pour éviter que les capacités de Meru ne perturbent son spectacle. Henry Lime et Duncan Jones sont dans la salle pour assister au spectacle de la magicienne. Tout ne se passe pas comme prévu, loin s'en faut et ce recrutement tourne rapidement en eau de boudin.
La Magicienne réussit à fausser compagnie au groupe de Marlow et contacte une rêveuse pour demander asile à Juliana Verve (Eraser). Henry Lyme et Duncan Jones retravaillent ensemble comme au bon vieux temps pour essayer de la retrouver. Meru Marlow, Bill Falls et Dusty se rendent à Hong Kong pour établir une base d'opération dans un ancien refuge de Mind MGMT. Links est à pied d'œuvre à Berlin pour effectuer les basses besognes d'Eraser. Plusieurs agents ayant fait partie d'un cirque ambulant refont surface, l'équipe se composait de Big Jim, Little Jim, Guinevere, Spanks, Angel, Evasion, Chip et Right-Hand Men.
Arrivé au quatrième tome, le lecteur est rôdé à l'exercice : une intrigue principale se poursuivant d'épisode en épisode, des remarques dans les marges, des pages dossiers (1 ou 2 pages en fin de chaque épisode), un questionnement sur tout ce qui est montré, les incohérences étant autant d'indices ou de preuves que l'esprit d'un ou plusieurs personnages ont été manipulés. Il sait aussi que Matt Kindt lui réserve des surprises en tant qu'artiste. Effectivement, l'épisode 19 se révèle échevelé et ambitieux. Cela commence dès la deuxième page, assez innocemment, avec un dessin pleine page dont une partie semble avoir été découpée, puis recollée avec léger décalage. Il ne s'agit pas d'une coquetterie graphique gratuite, mais d'indiquer visuellement que dans cette partie du dessin, les capacités psychiques de la Magicienne sont à l'œuvre. Arrivé en page 24 du recueil (toujours dans l'épisode 29), chaque page est divisée en 2 colonnes, celle de gauche montrant le point de vue de la Magicienne, celle de droite montrant les spectateurs. Arrivé au milieu de l'épisode, la colonne de gauche correspond toujours au point de vue de la Magicienne, la case supérieure de la colonne de droite permet de suivre Duncan et Lyme, celle du milieu Links et ses acolytes, et celle du bas le groupe de Meru. Matt Kindt réussit cette composition plusieurs pages d'affilée, en conservant une lisibilité parfaite, pour une simultanéité bluffante.
Dans l'épisode 20, Duncan Jones et Henry Lyme prennent contact avec Big Jim, un homme à la très haute stature (supérieure à 2 mètres), c'est l'occasion pour Kindt de construire 12 pages uniquement avec des cases de la hauteur de la page, pour établir de manière visuelle le thème de la haute taille. Il glisse également une page découpée en 24 cases carrées, pour une sorte de pantomime sur les relations entre plusieurs membres de la troupe de cirque, à nouveau une leçon de narration visuelle à partir de dessins minimalistes. L'épisode 21 comprend une autre forme de défi narratif, avec un épisode silencieux. Les personnages ne prononcent pas une seule parole car l'essentiel de cet épisode est consacré à l'action (par contre, le lecteur a accès à leurs pensées par le biais de bulles de pensée).
La couverture de l'épisode 22 est ironique à souhait, avec une variation imaginative sur la base du tableau La trahison des images (1929) de René Magritte, à la fois intelligente, pertinente, et amusante. Kindt s'amuse également avec un facsimilé de pellicule cinématographique, et avec des traces de pneus. L'épisode 23 présente des souvenirs de personnages, comme autant de pétales étalés sur la page. Matt Kindt se livre également à une représentation déconcertante de l'exercice des capacités de Meru Marlow, sous la forme de cases noires avec un visage tracé en gris, de manière presqu'imperceptible, un effet visuel saisissant. Enfin pour l'épisode 24, le lecteur découvre un dessin en double page, sur lequel il découvre le titre avec des mots répartis sur différents panneaux publicitaires, en hommage direct aux élégantes solutions graphiques imaginées par Will Eisner pour les titres des aventures du Spirit.
Comme dans les tomes précédents, le lecteur a le choix de son degré d'implication dans sa lecture. Il peut se laisser porter par l'intrigue, une aventure finalement très simple. Il y a eu une agence gouvernementale secrète qui recrutait en douce des individus dotés d'une capacité psychique extraordinaire, qui les formait et qui leur faisait accomplir des missions de par le monde. Il s'agit finalement d'un concept ayant connu son heure de gloire pendant la guerre froide (1947-1991), une forme de guerre officieuse entre les 2 blocs, opposant leurs plus grands cerveaux. L'organisation Mind MGMT et son équivalent russe furent dissouts du fait de leur dangerosité, mais les individus existent toujours avec des capacités parapsychiques toujours opérationnelles. Juliana Verve recrute les anciens membres pour une raison inconnue, Meru Marlow fait de même de son côté, pour éviter la renaissance de Mind MGMT aux mains d'une personne aux motifs inconnus.
Ce premier degré de lecture est déjà très satisfaisant pour lui-même, car Matt Kindt est un créateur de talent. Il prend soin de donner une personnalité à chaque protagoniste, avec des motivations compréhensibles et convaincantes. Il conçoit des séquences d'action vives et immersives, où le lecteur prend fait et cause pour un ou plusieurs personnages, ressentant de l'empathie face aux risques encourus. Il a clairement établi les enjeux. Il crée des personnages différents de tome en tome, et renouvelle les circonstances de chaque recrutement, ce qui évite toute impression de redite. La Magicienne a déjà une vie bien établie à Berlin, ses propres motivations (très différentes de celles des anciens agents que le lecteur a déjà rencontrés), une capacité impressionnante à improviser, une capacité d'analyse qui lui permet de comprendre ce qui est en train de se jouer. Meru Marlow et ses compagnons constituent le camp des gentils, mais pris isolément l'altruisme de chaque ancien agent est très relatif, et sa condition psychologique prête à réfléchir. Juliana Verve et ses recrues représentent le camp des méchants, et encore parce que toutes ses motivations ne sont pas connues, et au vu de la complexité de la situation le lecteur se méfie des apparences.
C'est d'ailleurs un deuxième niveau de lecture que de faire le jeu de la paranoïa qui imprègne chaque personnage. Le lecteur a bien compris qu'il ne peut pas se fier à 100% à ce qui est montré ou ce que disent les personnages, que chaque incohérence entre une scène montrée dans un épisode et une version antérieure de la même scène provient de manipulations mentales d'un ancien agent ou d'un autre, qu'il n'y a pas de coïncidences, que l'histoire personnelle de chaque protagoniste n'est connue que de manière parcellaire, que tout n'est pas montré en respectant la chronologie, que la mémoire de certains peut avoir été effacée, etc. Sous cet angle, le lecteur se lance dans un jeu pervers d'anticipation de ce qui peut survenir, de remise en question de chaque information, d'effort de mémoire pour recouper différentes versions entre elles, etc. Il fait le jeu de l'auteur qui reste de toutes les manières seul maître à bord et qui a toutes les cartes en main, pouvant balader le lecteur à sa guise. Il est quand même très difficile de résister à cette impulsion d'identifier les schémas, de vouloir comprendre, de tenter d'anticiper, de penser qu'on peut se montrer plus malin que le scénariste.
Cette pulsion est attisée par le jeu sur les symboles et les leitmotivs. Matt Kindt se montre très habile à provoquer le lecteur, à le tenter par des biais divers et variés. En découvrant une référence au film (fictif) "Triple Indemnity" (une suite mystérieuse à un film bien réel "Double Indemnity" - Assurance sur la mort - de 1944) dans épisode 22, le lecteur se souvient très bien des circonstances dans lesquelles il apparaissait dans l'épisode 13 (impossible d'oublier cette séquence dérangeante). Il y a donc forcément un lien logique, car il n'y a pas de coïncidences, et donc sûrement un sens caché. De même, en début d'épisode 20, l'anecdote que raconte Duncan Jones sur un chien nommé Duncan introduit un phénomène de mise en abyme qui en dit sûrement long sur la situation (un peu comme les Tales of the Black Freighter dans Watchmen ). Mais quoi ? Néanmoins Matt Kindt n'utilise pas ces motifs visuels récurrents avec la même maestria qu'Alan Moore. Ils établissent des liens entre différentes séquences, sans aller jusqu'à établir un graphe ou un réseau maillant le récit.
Comme dans les autres tomes, chaque épisode dispose d'un additif d'une ou deux pages en fin. Celui du numéro 19 ramène le lecteur en 1959, alors que l'agent Vic Tanner établit le premier refuge sécurisé, attestant ainsi de leur existence depuis des années, rappelant que l'organisation Mind MGMT existe depuis plusieurs décennies, et justifiant que Meru et Bill puissent trouver des refuges dans plusieurs régions du globe. Celui de l'épisode 20 explique le mode de fonctionnement de ces refuges sécurisés. Celui de l'épisode 21 repose sur une nouvelle construction audacieuse, à 3 étages, à la fois ceux d'un autre refuge, mais aussi ceux de la narration. Le refuge de celui du 22 s'apparente à un commentaire sarcastique sur l'art. Celui du 23 montre que les agents ont les capacités nécessaires pour créer un refuge temporaire. Enfin, l'auteur s'amuse à inverser le rapport temporel dans l'épisode 24 qui revient sur la vie d'Henry Lyme avec encore un nouvel angle (soit la consultation d'un dossier), et dont la page de fin sert de retour au temps présent.
Comme dans les tomes précédents, Matt Kindt nourrit sa narration en bande dessiné avec des remarques dans les marges. Il répète de manière quasi systématique le message en haut de page, toujours le même depuis le premier épisode, stipulant que tous les détails du rapport doivent être contenu dans la bordure tracée sur la page. À la lumière de la couverture de l'épisode 22 (La trahison des images), le lecteur se dit qu'il peut y ajouter une nouvelle interprétation : l'auteur lui indique délibérément qu'il s'agit d'une bande dessinée contenue dans des pages, avec le risque très concret (et même organisé par Kindt lui-même) que ce qui est représenté est trompeur et que le lecteur ne devrait pas s'y fier. Il n'y a pas de petites phrases dans la marge de l'épisode 19 dont la construction narrative (divisée en 4 fils distincts dans sa deuxième partie) est déjà assez complexe comme ça. Dans l'épisode 20, seules quelques pages sont adornées d'une phrase dans la marge de gauche, qui décrit ce qui se trouve sur la page en termes synthétiques (l'explication en est donnée en fin d'épisode) pour un effet d'écho très étrange. Ce dispositif est répété dans l'épisode 21 silencieux.
Les commentaires dans la marge de l'épisode 22 semblent sortir d'un livre pédagogique sur les tours de magie, induisant une mise en perspective de l'histoire et du comportement de la Magicienne. Dans l'épisode 23, les pages sont accompagnées par des extraits d'une interview (fictive) de Dusty parue dans le magazine Rolling Stone, offrant un nouvel éclairage sur sa personnalité. Enfin l'épisode 24 s'accompagne d'un dialogue (phrase en rouge, alternant avec phrase en bleu) décrivant l'état d'un patient, dont le sens s'éclaire en fin d'épisode. Comme pour la construction des pages, Matt Kindt fait preuve d'une inventivité sans cesse renouvelée pour changer régulièrement le type de narration complémentaire que constituent ces phrases dans la marge, complétant la narration principale sans l'alourdir, offrant une expérience de lecture toujours plus ludique au lecteur, lui laissant le choix de décider comment lire ces phrases (au fur et à mesure, par groupe de pages, tout d'un coup à la fin). Cette possibilité de choix augmente d'autant la dimension participative de la lecture.
Le lecteur peut également jouer au jeu des références culturelles. Il y a donc la couverture de l'épisode 22 qui évoque le tableau le plus célèbre de René Magritte, mais aussi l'interview dans un magazine rock bien réel (Rolling Stone). La troupe de cirque fait immédiatement penser à Freaks (1932) de Tod Browning. Un personnage se retrouve dans une pièce dont la porte est numérotée 101, comme par exemple dans 1984 (1949) de George Orwell. La pratique de l'écriture automatique renvoie aux artistes du mouvement surréalistes. Lorsque la chanson de Dusty commence à se propager d'un auditeur à un autre, le lecteur pense à la propagation d'un mème (c'est-à-dire un élément relatif à la culture humaine se reproduisant par réplication).
Lors de la lecture, il est tout à fait possible de rester au premier degré du récit, un thriller avec une touche d'anticipation dans un contexte favorisant la paranoïa. Il est également possible de voir dans les capacités de chaque agent, une métaphore d'un talent artistique, d'un don créatif. Le récit prend alors la dimension d'une métaphore sur les responsabilités de l'artiste, sur la manière dont il emploie son talent. C'est du coup également une métaphore de la manière dont l'individu considère sa dette vis-à-vis de la société. Cette dernière lui a donné des occasions de développer ses dons ou d'acquérir des compétences (ici par le biais des parcours de formation dispensée par Mind MGMT), tout en exigeant de lui des actes en retour. Une fois livré à lui-même (après la dissolution de Mind MGMT), l'individu devenu autonome (= un adulte) est alors en capacité de choisir ce qu'il crée avec son don, de mesurer les conséquences de ses actes sur les autres.
Il est aussi possible de se laisser porter par le charme poétique de ces dessins, un peu naïfs en surface, très habiles à porter la narration dans le fond. Le lecteur peut aussi prendre le temps de savourer des cases pour elles-mêmes, y compris sorties du contexte narratif de la séquence. Il est saisissant de se retrouver dans le dos de la Magicienne sur scène, ayant déjà une audience captive devant elle, dont toute l'attention est dirigée sur elle, guettant le moindre de ses gestes, le moindre de ses mots. Le dessin en double page présentant les 8 membres de la troupe du cirque fait l'effet d'une vieille photographie avec des individus très étranges. Le lecteur tombe sous le charme de la jumelle Perrier campée sur ses pieds, faisant face seule aux recrues de l'Eraser. Il se rend compte qu'il revient à plusieurs reprises sur cette variation très intelligente de Ceci n'est pas une pipe, qui sert de couverture à l'épisode 23. Il est à nouveau hypnotisé par le spectacle du chatoiement orangé de l'océan.
Ce quatrième tome de la série est tout aussi enchanteur que les précédents, laissant une grande liberté au lecteur de choisir son degré d'implication, de suivre l'approche qui lui parle le plus. En auteur complet, Matt Kindt nourrit tant et plus son récit (bande dessinée, phrases dans la marge, pages de suppléments en fin d'épisode, thriller, espionnage, réflexion sur la responsabilité de l'individu vis-à-vis de la société, etc.), sans devenir indigeste ni abscons. Coup de cœur étoiles pour une petite merveille d'intelligence et de sensibilité.