Ce tome fait suite à The futurist (épisode 7 à 12) qu'il faut avoir lu avant. Il faut impérativement avoir commencé par le premier tome The manager (épisodes 1 à 6). Il comprend les épisodes 13 à 18, initialement parus en 2013, écrits, dessinés, encrés et mis en couleurs par Matt Kindt qui s'est également occupé du lettrage. Ce tome bénéficie d'une introduction d'une page et demie de Brian Michael Bendis qui dit tout le bien qu'il pense de cette série, et de la capacité de Matt Kindt à le surprendre (malgré tout son métier les décennies de métier de Bendis).
Épisode 13 - Dans une petite ville de province aux États-Unis, plusieurs couples s'apprêtent à se rendre à une soirée, en notant la disparition d'un objet ou un autre (une montre dans la famille depuis 2 générations, un des 2 exemplaires de la statuette fabriquées pour le tournage de Le Faucon maltais , 1941). Par la suite, Megan (l'une des épouses modèles) se retrouve sur le lieu de plusieurs disputes. Épisode 14 - Meru Marlow et Bill Falls progressent dans leurs recherches et Meru parvient à contacter un membre de l'équipe d'Eraser, par le biais des rêves. Épisode 15 - Harry Lyme repense à son histoire personnelle après les événements de Zanzibar, en particulier à toutes les fois où Meru Marlow est parvenue à le retrouver, et où il a effacé sa mémoire.
Épisode 16 - Julianne est une jeune lectrice compulsive. En grandissant, elle découvre le livre "The memory titans of Felix Five" de l'auteur Philip K. Verve. Elle finit par l'épouser et avoir un enfant de lui qu'ils appellent Phil. Mais elle ressent avec force l'impression d'avoir des trous de mémoire. Épisode 17 - Megan poursuit son œuvre dans la petite ville, alors qu'elle est contactée par Eraser & Links, et rattrapée par Harry Lyme et Meru Marlow. Épisode 18 - Meru Marlow contacte une autre recrue de Mind MGMT : Ella, une jeune femme entretenant une relation privilégiée avec le règne animal.
Ce troisième tome ne peut être apprécié que par un lecteur ayant commencé par le début. Il s'agit d'une histoire complexe, avec de nombreux retournements de situation et de nombreux mystères, les relations entre les personnages devenant plus complexes au fur et à mesure. La trame principale de l'histoire repose sur l'existence d'une organisation secrète appelée Mind MGMT (créé par les américains), ayant recruté des individus disposant de capacités parapsychiques et les ayant entraînés dès leur plus jeune âge. En parallèle, l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques avait développé son propre programme appelé Zéro. Suite aux agissements d'Harry Lyme, les 2 programmes ont été arrêtés et les agents formés se sont retrouvés lâchés dans la nature. Le calme apporté par cette dispersion est remis en cause par les recherches de Meru Marlow, ainsi que par une nouvelle campagne de recrutement réalisée par une femme se faisant appeler Eraser, pour un objectif inconnu.
Matt Kindt a organisé son histoire de telle sorte que le lecteur ne découvre les informations que par bribe et dans un ordre non chronologique. En outre, les souvenirs des personnages sont toujours sujets à caution, car ils peuvent avoir été manipulés, effacés, modifiés, complétés, soit par lors de leur période de formation dans Mind MGMT ou dans Zéro, soit par un autre agent pour une raison à découvrir. Le lecteur évolue au milieu d'un complot s'étendant au moins sur 3 générations, sans en avoir une image globale. La paranoïa est donc de rigueur, ainsi qu'un sens critique affuté pour de pas se laisser embobiner, et un sens ludique en éveil pour jouer à recoller les pièces, tirer les conclusions de ce qui est montré et ce qui est dit, anticiper une partie des conséquences, rétablir l'ordre chronologique, deviner les motivations d'une partie des personnages.
L'auteur a conçu la structure de son récit pour qu'elle reflète la désorientation subie par Meru Marlow et par d'autres personnages. Il joue donc sur la temporalité, en faisant apparaître des événements, là où le lecteur avait déjà supposé qu'il n'y avait pas de solution de continuité, établissant ainsi des liens de cause à effet erronés, parce que sur la base de faits partiels. Il joue également avec la forme de la narration. Il y a toujours ce message en haut de chaque page, laissant supposer que ces épisodes constituent en fait le rapport d'un agent de Mind MGMT sans qu'il soit possible de savoir lequel, ou peut-être l'un des livres rédigés par les moines archivistes. Il y a toujours des phrases dans la marge de gauche de la plupart des pages. Cette fois-ci, il s'agit d'extrait du guide de terrain des Matrioshkas (vraisemblablement celui de l'organisation Zéro), puis des extraits du livre de Philip K. Verve (hommage à Philip K. Dick, voir le premier tome), puis un retour du guide des Matrioshkas, supplantés par celui de Min MGMT, et enfin des extraits d'un facsimilé de livre pour enfant.
Comme le lecteur s'en doutait, Matt Kindt commence à jouer avec la synchronisation entre le texte en marge de gauche et ce qui se passe sur la page. Les différentes phrases ne constituent plus simplement un texte supplémentaire donnant des informations complémentaires sur le contexte de l'histoire. Il y a des phrases qui constituent un commentaire direct sur ce qui se passe dans la page sur laquelle elles apparaissent. Il y en a d'autres qui expliquent le comportement d'un personnage ou sa réaction. Le lecteur doit donc choisir une stratégie pour assimiler cette source d'information en décalage avec la narration des images et des phylactères, soit les lire une par une après chaque page, soit les lire d'une traite à la fin, mais en faisant l'effort de vérifier s'il y a un lien avec la page sur laquelle elle apparaît. Alors que les pages de bande dessinée se lisent facilement et rapidement, l'auteur conduit le lecteur à reparcourir l'épisode en lisant ces phrases. L'extrait du livre de Philip K. Verve semble commenter directement sur la situation de Julianna Verve, comme le faisait les Tales of the Black Freighter dans Watchmen d'Alan Moore & Dave Gibbons.
Cette narration invite le lecteur à jouer le jeu de la conspiration et à relever les sous-entendus, à essayer d'anticiper, mais aussi à relever les incohérences comme étant autant de signes patents d'un mensonge fait sciemment, ou d'un souvenir incohérent parce qu'il a été manipulé par une tierce personne. Par exemple, n'est-il pas pour le moins étrange que les habits de Megan apparaissent comme déchirés dans l'épisode 17 (quand un camion de recrutement de Mind MGMT passe devant le trottoir où elle mendie), alors que dans les 2 pages de fin de l'épisode 15 ses vêtements étaient juste fatigués ? Pourquoi plusieurs personnages insistent à plusieurs reprises sur le fait qu'il y a des volumes manquants dans la bibliothèque des moines archivistes ? Qu'est-ce qui a occasionné cette cicatrice qui apparaît sur les crânes des agents de Zéro ? Dans l'épisode 17, Meru semble projeter une image d'elle en tant que chevalier, ce qui rappelle d'autres images de ce type dans les tomes précédents. En début de l'épisode 14, elle se rêve en princesse des Mille et une Nuits. Est-ce un pouvoir, d'autres peuvent-ils percevoir ces visions ? Autant de mystères qui trouveront ou non une réponse dans les tomes suivants.
Dès la couverture du présent tome, le lecteur est sous le charme de la dimension visuelle de la narration. Cette charmante jeune femme semble sortir tout droit d'un magazine de la parfaite ménagère américaine dans les années 1950 ou début des années 1960. Les couvertures des épisodes 13 à 17 sont ainsi des parodies de magazines féminins, avec un détail décalé (une mitraillette, un pistolet, un marteau, de la matière cervicale…) et des sentences évoquant des activités létales. Dans le même ordre d'idées, et avec la même facétie, Matt Kindt s'amuse à intégrer de courtes recettes létales avant la page de titre du présent recueil.
Le lecteur retrouve la façon très personnelle de dessiner de Matt Kindt : des grands coups de crayon, donnant une impression esquissée, avec une mise en couleurs fait à l'aquarelle. Cette technique lui permet de conserver une apparence spontanée aux dessins, avec des formes habillées par les couleurs, dont le relief semble ressortir par les couleurs. En y prêtant attention, le lecteur peut aussi voir que l'artiste est parfaitement capable d'intégrer un bon niveau de détails si la séquence le requiert. Ainsi dans l'épisode 13, il peut repérer tous les détails d'une petite ville bien propre sur elle. Il peut détailler le pan de mur d'un garage, avec sa descente d'eau pluviale, la fenêtre, le soupirail pour le sous-sol, le tuyau d'arrosage rangé sur son enrouleur accroché à la façade, tout ça en une seule case. Dans un dessin en pleine page de l'épisode 16, il bénéficie d'une vue de dessus de la chambre des époux Verve, avec le lit, les conjoints, les 2 tables de chevets avec des effets personnels différents, les lames du parquet, le tapis, le rideau de la fenêtre.
De la même manière que Matt Kindt continue d'expérimenter avec la structure de son récit, ces épisodes regorgent d'inventivité visuelle. La plus marquante est bien sûr ce dessin qui s'étale sur 4 pages dans l'épisode 17, le lecteur dépliant physiquement les pages pour une longue image en format paysage, et une structure de cases originales au dos. Comme dans les tomes précédents, l'artiste modifie un peu son trait en l'allégeant pour représenter les visions de Meru Marlow en princesse (épisode 14) ou en chevalier (épisode 17). Épisode 15, le lecteur tombe en arrêt devant une case occupant les 2 tiers d'une page (page 71), représentant une mer d'encre avec un ciel violet. Dans l'épisode 16 consacré à Julianna Verve, Matt Kindt joue avec un léger collage de texte dans les bordures séparant les cases, et s'amuse à intercaler des cases contenant un dessin, avec des cases contenant un extrait du livre de Philip K. Verve, pour une interpénétration des 2 modes narratifs qui effectivement se répondent et s'enrichissent. Dans l'épisode 18, il réalise des dessins enfantins pour rendre compte de la perception et de la représentation mentale d'Ella Jean, encore jeune enfant lors de son recrutement par Mind MGMT. Dans le cadre de la promotion de sa série, Matt Kindt n'a pas hésité à réaliser 92 couvertures variantes pour l'épisode 7, dont 11 sont reproduites à la fin de ce volume.
Les dessins séduisent le lecteur non seulement par la variété des compositions, mais aussi par la force de leur représentation. Arrivé au troisième tome, le lecteur a accepté le mode de tracé de Matt Kindt, et il est plus sensible aux nuances. Quand il voit cette belle jeune femme en train de s'adonner au jardinage (page 23) avec un plantoir, dans sa belle robe, il sourit puis s'inquiète en se disant qu'elle est peut-être en train de se livrer, en réalité, à une occupation macabre. Quand il découvre le magnifique monument à Zanzibar (page 47, une sorte de temple), il est admiratif de cette construction monumentale et quelque peu barque, tout autant qu'imprégné de sa signification morbide. Page 49, il sourit en voyant Meru Marlow desceller une pierre avec un couteau, une forme de cliché de film d'aventure. Page 92, il est frappé par la posture et le regard de Julianna Verve, concentrée, tendue vers une pensée que l'on devine terrible. Page 118, il admire la silhouette de Megan vue en contreplongée, dans une robe noire, imposant sa présence et exsudant le danger.
Il est vrai qu'au bout d'un moment le lecteur finit par se demander s'il n'est pas un peu vain d'essayer d'assembler les nombreuses pièces du puzzle en doutant à chaque fois de leur véracité, en essayant de leur attribuer un facteur de pondération en fonction de leur crédibilité. Le récit ne perd pas son intérêt pour autant. Depuis le premier tome, Matt Kindt s'est tenu à l'écart d'une simple dichotomie bien / mal, et son intrigue est aussi retorse que divertissante, un thriller à base de complot complexe à souhait. Il continue de présenter des personnages avec des petits bouts d'histoire de Mind MGMT et Zéro, à raison de 2 pages en fin de chaque épisode (sauf le 18) : The Ice Men, Domino, The Bear & agent M (the Home Maker). L'auteur continue de jouer avec les clichés des romans d'espionnage des années 1960 : un message écrit sous un gobelet en carton et jeté dans une poubelle, l'utilisation d'animaux pour réaliser des attentats suicides, la visite de sites exotiques à un rythme régulier, la construction d'un abri antiatomique. Cela donne un parfum à la fois daté et intemporel au récit, sous forme d'hommage suranné.
Le lecteur se rend également compte qu'il s'est attaché aux personnages. Certes, il apprécie de voir l'intrigue du premier tome, vu cette fois-ci du côté d'Harry Lyme. Mais cet épisode 15 ne fait pas qu'expliquer pourquoi Lyme a agi ainsi, apportant un peu plus de plausibilité à ses actions, il montre aussi l'évolution du caractère de Meru Marlow, ainsi que les doutes intérieurs de Lyme, donnant plus d'épaisseur à ces personnages, véhiculant des émotions générant une forte empathie chez le lecteur. Ce dernier s'aperçoit également qu'il s'implique émotionnellement dans chaque épisode, même si la narration saute d'un personnage à l'autre. Il s'inquiète pour le sort de cette communauté qui s'écharpe dans l'épisode 13, il prend plaisir à voir Meru Marlow prendre l'initiative dans l'épisode 14. Il partage le point de vue d'Harry Lyme dans l'épisode 15. Il découvre l'histoire personnelle de l'Eraser dans l'épisode 16, ce qu'elle a enduré. Il prend conscience de l'ampleur de la détresse de Megan dans l'épisode 17. Il sourit devant cet ancien agent qui semble avoir trouvé une forme de paix intérieure dans l'épisode 18.
Le lecteur reçoit la confirmation que ce récit peut aussi se lire comme une forme de métaphore de l'éducation. Au travers des histoires des différents agents de Mind MGMT (et dans une moindre mesure de ceux de Zéro), il assiste à la séparation d'enfants ou de jeunes adolescents retirés du cocon familial, pour qu'une organisation leur apprenne à développer leurs dons. Ils voient ces enfants acquérir une forme d'indépendance, tisser d'autres liens, bénéficier d'une formation leur permettant de développer au mieux leur don. Il voit une société instrumentaliser ses enfants pour qu'ils puissent accroître leurs compétences naturelles, ce qui induit un questionnement sur l'éducation au sens général. Au travers des pouvoirs de chaque agent, le lecteur peut y voir le simple exercice des compétences d'un individu (écrivain de talent, peintre de talent, égocentrique organisant son petit monde autour de lui, individu cherchant le réconfort dans les animaux de compagnie, etc.), mais aussi une métaphore sur l'incidence des actions d'un individu sur les personnes qui l'entourent, ou qu'il touche par ses productions de l'esprit.
Ce troisième tome confirme que Matt Kindt maîtrise avec virtuosité une intrigue complexe, qu'il utilise avec panache plusieurs formes narratives les asservissant à ses intentions d'auteur, que ses dessins sont beaucoup expressifs et fins que ne le laisse supposer leur apparence. Le lecteur peut s'impliquer à fond dans l'intrigue pour jouer le jeu du complot, ou juste se laisser porter par les révélations, en fonction de son inclination. Il peut tenter de recomposer l'histoire personnelle de chaque protagoniste, ou préférer s'attacher à leurs émotions. Il peut lire cette histoire comme un récit de genre, un récit d'espionnage bien troussé, un récit d'anticipation avec des individus aux capacités parapsychiques, une théorie du complot séduisante et paranoïaque, une métaphore de la façon dont la société met à profit les talents des individus, et même absorber tous ces niveaux de lecture à la fois.