On pourrait penser a priori qu’attribuer le Fauve d’Or a un auteur aussi « établi » (un qualificatif paradoxal pour quelqu’un qui a toujours été anticonformiste !) que Daniel Clowes n’est guère téméraire de la part du jury du Festival d’Angoulême. La lecture de cet « objet étrange », voire déstabilisant qu’est Monica démontre qu’au contraire, le Festival joue ici pleinement son rôle de mise en lumière d’œuvres littéraires importantes, que ce soit en termes d’innovation formelle ou de profondeur des thèmes abordés : Monica est un livre audacieux, presque radical en fait, qui marque le 9ème Art, quelque chose qu’on n’attendait sans doute pas de la part de Clowes.
Monica raconte (spoiler !!!) l’histoire de la vie de Monica. En commençant, avant sa naissance, par la vie de sa mère et par sa conception, et en terminant sur ce qui sera sa fin, voire la fin de tout. Et la vie de Monica est un méli-mélo d’aventures hors du commun (son succès en tant que chef d’entreprise, son entrée dans une secte), de passage fantastiques (ce vieux transistor diffusant des messages de… l’au-delà ?) et de tourments psychologiques pas si extraordinaires que ça pour quelqu’un qui a été abandonné par ses parents et a du mal à se construire sans connaître ses origines.
Mais tout cela serait encore trop simple sans doute pour Clowes, qui a travaillé plus de 5 ans sur cette histoire, qu’il a d’ailleurs nourrie de souvenirs personnels (Monica, c’est un peu Daniel, mais c’est quelque chose que l’on peut dire à propos de nombreux ouvrages de l’auteur…) : Clowes infecte littéralement son « biopic » à l’aide de mini récits, excroissances monstrueuses qui poussent arbitrairement çà et là, et qui relèvent souvent du domaine du surnaturel, voire de l’horreur. Des mini récits qui peuvent même évoquer le style profondément perturbant d’un Charles Burns, dans un mélange de trivialité et de délires malsains.
Nécessitant une lecture soutenue pour ne pas se perdre dans la multitude personnages, et dans une temporalité longue, mais percée de trous béants, Monica n’est pas vraiment un livre « facile », d’autant que les plus rationnels des lecteurs seront perturbés par l’irruption du fantastique dans ce qui est a priori une quête identitaire presque classique, alors que les fans d’horreur regretteront que le récit s’arrête la plupart du temps à la lisière entre le réel et l’imaginaire. Mais que Clowes ait réussi un tel tour de force, et un livre aussi émouvant que perturbant, est un témoignage indiscutable de l’importance de cet auteur, qu’on avait sans doute classé un peu trop vite parmi les « classiques » de la Bande Dessinée.
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/02/17/monica-de-daniel-clowes-une-vie/