Alain Ayroles étant à mon sens un des plus grands (je n'ose dire LE plus grand) auteur de bandes dessinées vivant à l'heure actuelle, il peut sembler évident de dire que cette saga est à son tour une réussite, après les bijoux qu'étaient De Cape et de Crocs et Garulfo.
A l'image de cette dernière, c'est à nouveau avec Bruno Maïorana qu'Ayroles s'allie pour nous proposer une plongée, non plus cette fois dans l'Europe baroque ou dans le conte médiéval, mais dans l'Angleterre du XIXe, à la manière des meilleurs romans gothiques.
La présence des auteurs de Garulfo est donc la garantie du soin extrême apporté à chacun des trois tomes de cette captivante trilogie. Au niveau du dessin, on sent une nette amélioration de Maïorana par rapport à ses débuts, déjà sensible dans les tomes finaux de Garulfo, mais qui s'épanouit ici pour nous offrir des images somptueuses. Il aime rendre son trait parfois un peu flou, ce qui pourrait en rebuter certains, mais colle ici parfaitement à l'ambiance gothique recherchée, et malgré tout, la rigueur du dessin est toujours présente, ce qui nous offre une plongée très immersive dans l'Angleterre victorienne.
Plongée d'autant plus immersive que le scénario d'Ayroles, lui, confine au génie. Un génie qu'on ne sentira pas forcément dès la première lecture, en tous cas qu'on ne sentira pas forcément jusqu'à la fin de ce tome 3. Je dirais que cette saga est à lire au moins deux fois : la première fois, évidemment, en ne sachant à peu près rien de ce qu'on va découvrir, et la deuxième fois, en connaissant tous les tenants et les aboutissants de l'intrigue. Je vous le garantis, vous n'aurez pas l'impression de lire deux fois la même bande dessinée.
Le génie d'Alain Ayroles, c'est de reprendre une histoire traditionnelle de vampire, mais pas à la sauce moderne, plutôt en l'inscrivant dans la dialectique du roman victorien avec une ambiance qui croise des influences telles que Dickens, Stevenson ou Wilde (je parle des auteurs que je connais, mais il y a sûrement d'autres influences que j'ai moins remarquées).
Et de fait, de ces auteurs, Ayroles récupère deux éléments qui font de sa bande dessinée un élément à part : le talent pour les dialogues, et une satire sociale forte sans être trop appuyée. Du côté des dialogues, on reconnaît évidemment la patte de l'auteur de De Cape et de Crocs et son aisance hallucinante à pasticher les plus grands auteurs. Ici, il s'en donne à cœur joie pour pasticher Oscar Wilde avec un talent indéniable, ce qui rend la lecture savoureuse.
Mais la satire sociale est elle aussi très présente, tout en restant à sa place (peut-être un peu moins dans le dernier tome), et c'est là, surtout, qu'Ayroles donne tout son sens au récit. L'histoire de vampires qu'il met en place n'a rien de gratuit. D'habitude peu friand de ce genre de récit, j'en raffole ici, le thème vampirique jouant un fort rôle métaphorique. En effet, le thème du vampire permet de faire réfléchir sur la vraie nature de l'homme à une époque où celui-ci découvre les moyens de satisfaire ses passions envers le pouvoir et l'argent, mais aussi à une époque où la raison est censée prendre le pas sur toute forme de croyance.
Dès lors, quelle place les vampires peuvent-ils, doivent-ils occuper au sein de la société ? Et déjà, les vampires sont-ils vraiment ceux que l'on croit ? Ayroles et Maïorana se livrent donc à un fascinant jeu de cache-cache, où la mythologie vampirique met en avant de forts thèmes de réflexion qui sous-tendent un discours intéressant et intelligent (même si je ne l'approuve pas toujours) sur la nature de l'homme, la société, la colonisation et le capitalisme, s'étalant sur trois tomes, et se terminant en apothéose.
Bref, D n'est peut-être pas tout-à-fait la saga parfaite, mais elle reste une proposition brillante de la part de ses auteurs, tant sur le plan visuel, très soigné, que sur le plan narratif, l'aventure ayant un grand nombre de lectures sous-jacentes dont on n'aura jamais vraiment fini de faire le tour.
A l'image des deux autres grandes sagas de son auteur, D fait donc figure de trilogie incontournable dans le monde de la bande dessinée contemporaine. Et nous apporte la preuve que, quoiqu'il touche, Alain Ayroles le transforme systématiquement en or...