Avec cet album, Christophe Chabouté nous propose une visite très personnelle du musée d’Orsay. Son remarquable noir et blanc, un sens acéré de l’observation de ses semblables et une belle inspiration lui permettent de créer une ambiance fantastique originale.
Le dessinateur nous invite à une confrontation en profondeur des œuvres avec leur public. En effet, il imagine que, la nuit, livrées à elles-mêmes, les œuvres prennent vie d’une certaine façon. C’est-à-dire que les personnages des toiles sortent de leur cadre, sans qu’on sache pour faire quoi ni où, sans doute parce qu’avec leur physique à deux dimensions, ils peuvent se glisser n’importe où discrètement. En ce qui les concerne, les sculptures ont la possibilité de se dégourdir les jambes et même de parler pour échanger des impressions entre elles. Cela va des cancans habituels par les caricatures en terre des Célébrités du Juste Milieu de Daumier aux questions existentielles posées par d’autres, en passant par les propos amoureux échangés par celles et ceux qui se retrouvent la nuit alors qu’ils occupent des positions éloignées dans le musée pendant la journée.
Orsay
Le musée est conçu pour que tout un chacun (visiteuses, visiteurs) puisse profiter des œuvres exposées selon ses goûts, ses connaissances, sa disponibilité, son humeur, etc. L’album fait le pari de s’intéresser d’abord à cette multitude qui passe à Orsay jour après jour, en se contentant d’en montrer quelques échantillons représentatifs, plus ou moins en inversant la situation habituelle regardant-regardé. En effet, toutes ces personnes regardent les œuvres et leurs attitudes et comportements sont révélateurs. Au sein de cette foule, les individus isolés se présentent comme des archétypes de notre société, ce que Christophe Chabouté se plait à mettre en scène. Toutes et tous appartiennent à notre société de consommation où les œuvres d’art étonnent encore beaucoup. On constate que beaucoup ne savent pas trop quoi en penser. Les critères esthétiques des artistes – très variés – incitent au questionnement. Quant à celles et ceux qui viennent au musée – avec leurs critères personnels – ils le font pour des visites classiques (touristes étrangers), en famille (sorties dominicales), par obligation (visites scolaires) ou même par curiosité ou hasard. Un peu comme dans le métro, toutes les classes sociales, toutes les générations se côtoient, ainsi que toutes les origines, visiteurs isolés, en couple, famille ou groupes. Chabouté fait le choix de ne mettre des dialogues qu’à partir de la planche 45 (sur un total de 186), ce qui place œuvres et observateurs.rices à égalité. Cela fonctionne comme dans ces scènes au cinéma où le réalisateur choisit volontairement de couper le son (voire de le remplacer par de la musique). Cela permet de se faire une idée des personnalités en fonction des attitudes (confrontation des critères esthétiques), ce qui n’est pas plus mal, parce que, lorsque les dialogues apparaissent, ils ne surprennent guère (on s’y attendait).
L’aspect fantastique
La suite montre ce qui se passe dans le musée la nuit. Là, Chabouté laisse libre cours à son inspiration et il en profite pour établir une ambiance fantastique, avec ces personnages qui s’animent (mais aussi un chien qui court dans le musée désert et venu d’on ne sait où), loin des regards humains (sauf les nôtres), ce qui nous place en situation privilégiée. Le dessinateur ne se contente pas d’imaginer quelques situations somme toute assez logiques pour des personnages qui s’animent ainsi. Il va plus loin en faisant sentir combien l’univers proprement humain reste presque totalement étranger à des personnages qui ne connaissent pas l’extérieur (sauf par quelques observations au travers des parois vitrées) et qui surtout n’ont aucun besoin organique. Ainsi, l’utilité de certains objets reste très mystérieuse à leurs sens. C’est aussi l’occasion pour Chabouté de pointer l’absurdité du comportement humain de manière générale, notamment le comportement de masse.
Un musée, des impressions
Même si l’inspiration de cet album n’est pas si originale que cela (rappelons que récemment, dans Les tableaux de l’ombre, Jean Dytar faisait déjà sortir de leur cadre les personnages des œuvres du Louvre), l’album mérite largement la lecture. Le style du dessinateur fait ici merveille, notamment avec son noir et blanc profond qui met parfaitement en valeur le musée avec ses volumes, son architecture caractéristique et ses particularités organisationnelles. Les œuvres y trouvent leur place naturellement. On reconnaît ainsi un autoportrait de van Gogh, Les Raboteurs de parquet de Gustave Caillebotte, le Portrait de Berthe Morisot par Manet et bien d’autres. Petit manque à mon avis, les œuvres qui imprègnent l’album ne sont pas citées. Et puis, Chabouté insiste sur la confrontation entre le public et les œuvres, enchaînant des sortes de sketches et se contentant d’une visite à l’inspiration. Plus subtilement, le dessinateur nous invite à nous poser la question de la beauté (selon quels critères ? et avec quelle évolution dans le temps ?) et de l’originalité d’une œuvre d’art (ainsi que de la façon de la recevoir, de la comprendre). Et on peut encore creuser la question. Pourquoi les œuvres exposées à Orsay ont-elles été sélectionnées ? Sont-elles si supérieures à celles qu’on ne voit pas ? Rappelons en effet que les réserves d’un musée comme Orsay sont bien remplies. Enfin, ces œuvres exposées, dans toute leur diversité de styles, respirent la vie (d’où la force qui s’en dégage), ce qui justifie parfaitement qu’on puisse les imaginer retrouver l’animation de la vie dès que l’œil humain les oublie.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné