Traits vifs, hachures prégnantes, couleurs discrètes, vraie poésie : Naduah peut faire valoir une belle singularité graphique, même si on regrettera parfois le manque de détails des visages. Ces dispositifs, dont les pleines pages forment la quintessence, se mettent au service d’une adaptation dessinée de l’histoire de Cynthia Ann, une jeune et célèbre Texane enlevée par les Amérindiens comanches à l’âge de neuf ans, en 1836 – elle inspirera notamment le personnage « Dressée avec le Poing » du film Danse avec les loups (1990). La scénariste Séverine Vidal va puiser de ce drame deux réservoirs narratifs significatifs : le déracinement et l’amitié entre celle qui se fait désormais appeler Naduah et une enfant prénommée Anabel, qui semble la comprendre mieux que quiconque, en dialoguant à travers le dessin (une belle mise en abîme de la bande dessinée) et en se refusant à toute stéréotypisation de nature ethnique.
Ce dernier point a son importance : taxés de « sauvages », les Indiens sont boutés sans procès hors de la civilisation, et c’est à partir de ce parti pris dogmatique que sont présumés les prétendus bienfaits du second enlèvement de Naduah, alors même qu’elle était intégrée, et mère de famille, parmi les squaws. En l’extirpant de son milieu pour la replacer au cœur d’une société qu’elle n’a plus fréquentée depuis de longues années, les bons esprits s’imaginent lui rendre service. Sa douleur, le déchirement qu’elle ressent dans sa chair, la rupture consommée avec son nouvel environnement, passent inaperçus ; seule Anabel, haute comme trois pommes, en saisit instantanément toute la portée, jusqu’à se lier d’amitié avec « la squaw aux yeux clairs ». Cette histoire nous est contée avec tendresse et à-propos, contribuant largement à la réussite de cette bande dessinée.
Naduah est une manière de prendre langue avec les États-Unis du milieu du XIXe siècle. Le microcosme de Jacksboro des années 1860 est fortement marqué par l’ethnocentrisme. Quand Naduah y est traînée de force, quand on entend plaquer sur son front l’identité surannée de Cynthia Ann, on lui dénie en fait toute identité : pour la seconde fois, l’Histoire napalmise les fondements mêmes de son existence. Il y a toujours deux faces à l’identité : celle perçue par la personne qui en est porteuse et celle conditionnée par le jugement extérieur. Dans le cas de Naduah/Cynthia Ann, cette dualité entraîne une dissonance traumatique, comme cela est très bien restitué par Séverine Vidal et Vincent Sorel.
L’album a le bon goût d’ériger deux femmes, issues de minorités (en âge, en ethnie d’adoption), en héroïnes. Poignant, ingénieux, à bonne distance des personnages comme des événements, il offre quelques vignettes dont l’évidence symbolique mérite d’être soulignée : c’est Anabel s’offusquant des mensonges véhiculés par les journaux sur le prétendu bonheur recouvré de Naduah, c’est la difficulté de s’accommoder des coutumes des Indiens quand on provient d’une société occidentale (habits, baignade nue, rôle dévolu à l’homme et à la femme, éducation des enfants…), c’est une fuite à cheval sous une pleine lune dans l’immensité d’un décor naturel plongé dans son calme nocturne…
Vraiment, on ne saurait trop conseiller la lecture de Naduah.
Sur Le Mag du Ciné