Ma première rencontre avec Nana a eu lieu en 2011, je n’étais pas bien vieille et à cette époque je me consacrais pleinement à la lecture des shojo de ma médiathèque. Oui, parce que quand tu es une jeune fille, il y a une catégorie qui a été spécialement pensée pour toi : le shojo, qui va t’apprendre que la quête du prince charmant est l’unique but de ta vie. Il n’y sera pas question d’aventures, d’amitié, de dépassement de soi, comme ce que l’on trouve dans l’équivalent masculin du shojo : le shonen. Il y a évidemment des variantes et il serait réducteur de ranger tous les shojo dans le même sac, mais il serait tout aussi problématique de fermer les yeux sur le manque de diversité et de modernité dans la représentation féminine. Pour grossir le trait, dans l’univers du manga, la lectrice féminine a le choix entre l’héroïne de shojo niaise, docile, prête à subir toutes les avanies pour atteindre son but ultime : se marier puis bien souvent devenir femme au foyer, et le personnage secondaire de shonen, hypersexualisé et stéréotypé, tout droit sorti d’un fantasme masculin. Il me semble que faire son marché dans les mangas en tant que femme est assez difficile. Je pense que bien souvent nous faisons le choix de nous identifier aux personnages masculins plus charismatiques et aboutis, ou alors nous acceptons de faire abstraction de ce qui est pourtant problématique.
En ce qui concerne Nana, nul besoin d’aller chercher dans la galerie des personnages masculins pour trouver des caractères forts, déterminés et attachants. Les deux héroïnes dont la ressemblance s’arrête au prénom et à l’âge, sont présentées dans le 1er volume dans leur univers respectif, à des années lumières l’une de l’autre, elles sont pourtant destinées à se croiser et une fois que cela sera fait, on ne pourra plus les imaginer séparées. Chacune poursuit un rêve bien à elle : l’une de réaliser sa carrière de chanteuse punk-rock avec son groupe Blast, l’autre de devenir indépendante en montant à Tokyo (mais surtout de trouver l’amour, on ne va pas se mentir). L’amitié liant ces deux jeunes femmes relève du miracle tant tout semble les opposer, mais elle prend une forme si naturelle qu’on y croit sincèrement. C’est un constat qui ressort à l’issue de la lecture : il n’y a pas de facilité dans la construction des personnages, on ne peut qu’être surpris du traitement de leur caractère, finalement très psychologique, et de la complexité de leur interaction. Plus encore qu’une simple histoire d’amitié, c’est l’histoire des relations humaines et de ce risque que l’on court en permanence de détruire ceux que l’on désire pourtant aimer, de cette pulsion qui nous pousse à vouloir posséder l’autre par crainte de le perdre sans jamais pouvoir y parvenir tout à fait … Existe-t-il une bonne manière d’aimer qui permettrait de ne pas souffrir ? C’est cette question qui me semble être le fil conducteur du manga. Peu à peu l’histoire change de décor et la question initiale se complexifie : le cocon qu’est la colocation des deux Nana est remplacé par le monde de la scène rock, commerce comme un autre au profit de grosses boîtes, de la presse people avide de scoop… Cette accélération du rythme accompagnant l’ascension fulgurante du groupe de Nana ne rend que plus imminente la chute fatale, à la manière d’un Icare allant se brûler les ailes au soleil.
En réalité Nana est un manga pour adulte qui s’était égaré dans le rayon shojo de ma médiathèque. Les thématiques graves sont abordés sans détour par Ai Yazawa qui pose un regard critique sur notre monde où des enfants naissent sans amour, où le showbiz détruit des vies, mais je suis aussi tentée de le penser, sur le monde du manga. L’auteure propose un développement singulier à sa galerie de personnages, loin des clichés des shojo classiques, il n’y a pas de place pour le manichéisme puisque tout comme dans notre réalité, chacun se définit par ses actes et ses choix, ni plus ni moins. Les défauts de nos personnages ne sont que trop humains, leur égoïsme, leur jalousie, ne les rendent jamais détestables, c’est un miroir qui nous est tendu révélant nos propres errances, et comment ne pas comprendre cet appel à l’indulgence, nous qui avons tous au moins une fois sollicité celle-ci. Ça n’est pas non plus un manga qui édulcore la réalité : les addictions aux drogues, la prostitution de mineurs, l’abandon, le viol font aussi partie de l’univers de Nana, sans être toujours pleinement développés à mon goût. Le fil conducteur de l’histoire reste toujours l’amitié de nos deux héroïnes qui réussissent là où la majorité des mangas échouent, elles sont l’une à l’autre un soutien essentiel et c’est ce qui reste, bien au-delà des intrigues amoureuses plus secondaires. Alors je ne voudrais pas prêter des intentions à Ai Yazawa qu’elles n’auraient pas eues, mais il me semble que par son manga, elle renverse un certain nombre de codes du shojo et propose enfin des personnages féminins de qualité, passionnant à suivre dans leur évolution qui est constante. L’amour indéfectible qu’elles se portent l’une à l’autre n’est pas sans ambiguïté et l’amical se confond parfois avec l’amoureux, probablement une autre petite révolution dans l’industrie du manga du début des années 2000.
C’est avec un grand enthousiasme que je recommande ce manga qui presque 10 ans plus tard a de nouveau opéré sa magie sur moi, de nouveaux éléments de compréhension se sont même ajoutés avec le temps. Sa richesse réside principalement dans ses deux héroïnes, mais aussi dans la diversité de toute sa galerie de personnages qui ont une place entière, loin d’être secondaires, contribuant à apporter un nouveau point de vue à cette histoire de quête d’identité. Le trait d’Ai Yazawa a ce pouvoir de sublimer chaque scène, de donner le ton juste à une atmosphère, je pense toujours que Nana est son chef d’œuvre, l’accomplissement ultime de sa carrière qu’elle pourra, je l’espère, reprendre rapidement malgré sa maladie.