Je n’étais pas bien vieux à l’époque : One Piece me faisait les yeux doux, aussi une tante bien intentionnée exauça mon souhait… si ce n’est que c’est le premier volume de One (un manhwa de Lee Vin) qui atterrit entre mes mains. Pour ne rien gâcher, peu de temps après, c’est mon petit frère qui se vit offrir le précieux sésame, me damant le pion par la même occasion ; tant pis, ce sera Naruto.
C’est dans ces conditions cocasses que le manga phare de Masashi Kishimoto pris place dans ma mangathèque, acquisition qui engendrera un (dés)amour fluctuant long de soixante-douze volumes : il était en effet de bon ton de résumer l’expérience à un avant et un après (tome 27 ou 28, question de perspective), la première partie de Naruto s’attirant les louanges des aficionados au contraire d’une seconde plutôt décriée. Il apparaît toutefois que le constat est des plus réducteurs : si les pérégrinations du jeune ninja en herbe s’attirent bien la sympathie et nostalgie des lecteurs, celles-ci ne sont pas pour autant exemptes de tout reproche, là où l’arc « Shippuden » dispose malgré tout de quelques arguments.
Digne héritier des ténors du genre (tel que Dragon Ball, à tout le moins dans les chiffres), le succès de Naruto interroge : tandis que son rejeton Boruto a repris le flambeau, comment expliquer pareil avènement imparfait, la « vague » ninja ayant tout renversé sur son passage (à l’instar des pirates) en dépit de faiblesses chroniques et spécifiques. Il y a celles ayant trait au genre du shonen, le présent titre en étant l’un des fers de lance les plus représentatifs… avec tout ce que cela implique de redondances, clichés et fausses bonnes idées ; enfin, les trous d’airs et autres orientations/conclusions malhabiles y sont multiples, marques de fabrique d’une industrie capable du meilleur comme du pire.
À la fois produit et influenceur de son temps, nous pourrions disserter des heures et des heures sur les atouts et travers de Naruto, qu’il s’agisse de ses quelques combats brillants d’inventivité, son arc « Guerre totale » tirant en longueur et riche en invraisemblances, la maladresse de Kishimoto concernant ses personnages féminins, l’humour inégal mais constant, le charisme des figures principales et l’abondance ridicule de celles secondaires… oui, le manga est d’une richesse aussi bien scénaristique que thématique, l’auteur s’étant d’ailleurs échiné à s’extraire du schéma manichéen habituellement réservé au genre.
Quitte à l’égratigner, mieux vaut s’en tenir à un point essentiel, quoique moins patent et outrancier que d’autre : celui du traitement réservé à la solitude de son sujet éponyme. À ce titre, ceci cristallise à la perfection les bons sentiments, raccourcis et incohérences auxquels cède Naruto : car en basant une grande partie de son développement et argumentaire sur l’isolement du ninja rejeté par tous (ou presque), le récit se donnait une chance de déroger aux sempiternels ficelles du shonen. Néanmoins, il est en tout autre, le postulat de base se muant rapidement en prétexte servi à toutes les sauces, amoindri par l’accueil bienveillant que lui réserveront peu à peu ses camarades.
D’ailleurs, la défiance des adultes soulevait de facto un illogisme criant, qui ira croissant tandis que Kishimoto lèvera le voile sur les contours et spécificités de son univers. À l’ombre des éternels sursauts de puissance (renversant l’ordre établi, quitte à rendre inutile tout un pan de l’univers exploitable), la verve contagieuse de Naruto convainc plus facilement ses compagnons que le lecteur : le manga rate ainsi le coche, échouant à remuer comme il se doit, proposant davantage une énième relecture du perdant devenu sublime qu’une approche vraiment originale.
« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » : Naruto pourrait presque se conclure selon cette formule, ce qui est pourtant un trompe-l’œil au regard des morts en pagaille, trahisons et révolution(s) survenus. À l’image d’un Sasuke n’ayant eu de cesse de souffler le chaud et le froid, pantin privilégié d’une narration bavarde et faussement retorse, la geste des ninjas de Konoha et de leurs compagnons se veut aussi imparfaite que mémorable.