Après Béatrice (2020) qui ne comportait aucun dialogue, le Belge Joris Mertens nous propose cette fois un album qui brille moins par son scénario – manquant un peu d’originalité – que par un traitement graphique qui magnifie le tout pour le rendre franchement séduisant.
À la recherche de repères spatio-temporels – l’aspect rétro saute aux yeux – on identifie, placardée, l’affiche du film Quai des orfèvres (Henri-Georges Clouzot – 1947). Un peu plus loin, un personnage dit : « … en Amérique, il y a aujourd’hui des appareils pour enregistrer les émissions de télévision. » Or, les débuts du magnétoscope datent de 1956. D’autre part, François annonce que le soir il regarde Mannix à la TV, série qui n’a été diffusée en France qu’à partir de 1969. Alors, même si le dessinateur remplit les rues de sa (grande) ville (le possessif, car il me semble illusoire de chercher à l’identifier) de voitures datées (404, DS, coccinelle, 2 CV, Fiat 500, etc.), on sent qu’il brouille les pistes avec des références sur plusieurs décennies. Ce qui l’intéresse, c’est de situer son intrigue dans un passé suffisamment vague pour pouvoir librement composer ses décors, en particulier avec ses couleurs favorites. En effet, dans une histoire très noire (tendance fataliste, comme dans certains romans et films noirs), il s’attache à montrer les lieux à sa façon. S’il aime les ambiances sombres et nocturnes, il ne dédaigne pas quelques irruptions dans des lieux lumineux qui apportent un contraste saisissant. Et donc, les ambiances sombres sont agrémentées par l’usage qu’il fait de la couleur, avec une nette préférence pour le jaune et le rouge et quelques touches de bleu comme sur l’illustration de couverture. Puisque tout est dans le style, je trouve que celui de Joris Mertens est influencé par la peinture impressionniste et je le rapprocherais bien du méconnu André Devambez pour son usage de la couleur et sa façon de rendre compte de l’animation des villes, avec leur activité, les bruits, etc.
Au travail !
L’ambiance est très pluvieuse (ce dont le dessinateur profite pour des jeux de lumière). Il fait encore nuit lorsque François sort de chez lui pour aller à son travail. Il s’habille en costume-cravate, mais il y va à pied et peste parce qu’il a oublié son parapluie. Avant tout, il passe voir Maryvonne qui tient un kiosque à journaux. Après un crochet par le café Monico où il discute avec le patron et quelques habitués, François arrive à la teinturerie Bianca où il travaille. Son chef l’appelle pour lui présenter Alain (qu’il dénigre en tête-à-tête), le neveu de madame Clerckx (la propriétaire de la boîte), futur chauffeur amené à renforcer l’équipe. François devra le former pendant un mois. Un peu désabusé, le chef ajoute : « Le monde est en train de couler. » Déjà, serait-on tenté de dire ! Bref, François comprend qu’il peut faire une croix sur son augmentation. Bien heureux s’il conserve son emploi (chauffeur de camionnette, pour rapporter aux clients leurs effets nettoyés), lui qui se rapproche de la retraite.
Le grain de sable
Toute la première partie sert à planter le décor et les personnages. On comprend aisément que François est un solitaire sans véritable avenir. S’il côtoie régulièrement Maryvonne à qui il achète un billet de lotto (oui, avec deux t), en jouant ses chiffres fétiches (les mêmes depuis 5 ans) c’est sans doute parce qu’elle le considère comme inoffensif et qu’il s’entend bien avec sa fille, la petite Romy, l’enfant que lui n’aura jamais. Et, même s’il fait des promesses à Maryvonne (s’il gagne la cagnotte de 10 millions de francs), c’est pur fantasme. Entre eux, il n’existe rien de concret. Le concret, c’est cet imbécile d’Alain qui croit bien conduire alors qu’il se montre assez inattentif et inconscient des dangers qu’il court et fait courir aux autres au volant. On se doute que tout cela ne peut pas durer éternellement. C’est une course en dehors de la ville qui va apporter un imprévu de taille et confronter François à son destin.
Ambiance colorée pour trame noire
Ce qui ressort de l’album (144 pages), c’est son style très personnel. Joris Mertens se délecte d’un aspect rétro qu’il magnifie grâce à son usage des couleurs, des plans larges et des cadrages remarquables. Assez impressionniste, son dessin rend bien compte des silhouettes, attitudes et expressions de visages en se contentant régulièrement de traits qui deviennent de plus en plus vagues vers l’arrière-plan. Le dessinateur aime les grands espaces et fait respirer l’atmosphère générale par de nombreux dessins pleine planche, pas mal de planches sans dialogue et des dessins de taille (parfois avec seulement deux verticaux sur une planche). Voilà donc un album de belle facture qui constitue un vrai régal pour l’œil. À noter que le titre de cette BD ne fait pas seulement référence à l’activité de la boîte pour laquelle François travaille. Par opposition, l’atmosphère est très humide puisqu’il pleut constamment. Et l’ironie va plus loin, car l’expression peut être comprise selon un double sens que la fin met cruellement en évidence.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné