Névé. Tome 1 : Bleu Regard.
Le fond de l'histoire n'est pas très motivant : un adulte complètement cinglé d'alpinisme veut monter l'Aconcagua par la face Sud; il y entraîne deux jeunes femmes, et, entraîné par sa folie de vouloir vaincre le sommet à tout prix, va entraîner deux morts, dont la sienne.
Déjà, pas de quoi rire aux éclats. Ensuite, poser un tel argument de départ suppose que le lecteur partage tant soit peu la passion de l'alpinisme, de sa rudesse et de ses dangers mortels. Révélation, tout le monde n'est pas comme ça. Enfin, la tragédie racontée est quelque peu atténuée par le fait que le meneur de cordée est fou (et apparemment, c'est de famille, voir planche 13), qu'il fait un peu intégriste du suicide collectif en montagne, et cette considération tempère pas mal l'éventuelle compassion que l'on pourrait éprouver à son sujet.
Pourtant, Névé, le fils du cinglé, est mignon avec ses yeux bleus et purs qui ont donné son titre à l'album. Pas de chance pour lui, il rêvé l'accident de montagne de son père avant qu'il ait lieu, il en rêve après, et on sent que le traumatisme de ce deuil va constituer un élément majeur de sa destinée.
En revanche, la mise en place de cette intrigue somme toute sinistre vaut le déplacement : le découpage en images et en séquences de Dieter, le trait léger, net, ligne claire de Lepage, la mise en pages constamment réétudiée des vignettes, les torrents, les rocailles et les neiges de l'Aconcagua, des couleurs à dominante chaude en dépit de la température supposée de l'action, la beauté des visages, bien typés, pulpeux, empreints de jeunesse et de séduction. Le visage de Névé bizarrement altéré par une sorte de verrue sur l'aile droite du nez.
Belle mise en scène pour une tragédie assez lamentable.
Tome 2 : Vert Soley.
Au moins, les profs de français seraient contents : pour une unité d'action, il y a bien une unité d'action ! Névé, déprimé et perturbé par la mort de son père, va faire un tour à l'île de La Réunion avec son tuteur, Laurent. Sauf que Laurent, "pour sa maîtrise", va interviewer les "petits blancs" quelque part dans l'île. Et voilà que Laurent disparaît ! Névé part obstinément à sa recherche (deux pères perdus en peu de temps, c'est beaucoup à supporter !) , soutenu par Léon, un vieil indigène roublard qui lui fait faire le tour de l'île en mobylette...
L'album est en fait une virée touristique dans l'île de La Réunion. A plusieurs reprises, les vignettes représentent des images telles qu'un touriste pourrait en photographier, au hasard des paysages et des gestes quotidiens des habitants.L'album s'achève quand on a un peu tout vu : les bidonvilles branlants où vit Léon, le vacarme des embouteillages polluants à Saint-Denis, les gorges enfoncées entre les pics, les averses tropicales, et même un cyclone pour couronner le tout ! De beaux paysages certes, mais le récit se dilue dans cette errance touristique : on ne trouve jamais Laurent, et, comme de bien entendu, on le trouve au seul endroit qui restait à visiter.
Le seul alibi pour l'inconsistance relative de l'action, c'est de redonner le moral à Névé, en lui montrant la solidarité entre malheureux (Léon est complètement fauché, et son ambition majeure est d'avoir la télé...), et en l'éveillant - en le réveillant - aux beautés du monde, y compris au rarissime "rayon vert" dont nous parlait Jules Verne, et qui donne son titre à l'album.
On savoure le langage réunionnais (les "zoreils", les "petits blancs"...), les homards pêchés à la main, le rhum charrette, la sorcellerie réunionnaise bien efficace, et à laquelle - bien entendu - Névé, super formaté à ne croire à rien, refuse d'accorder crédit, les rites funéraires pour calmer la susceptibilité des esprits... Même la Mobylette de Léon est le vieux modèle bleu d'il y a cinquante ans, et "sa" (?) voiture une vieille 404 Peugeot... Tout un monde rétro, obligé de l'être en raison de la pauvreté des habitants qui sont contraints à utiliser jusqu'à leur belle mort tous les objets quotidiens...
Le récit est encadré par deux itinéraires psychopathologiques: l'état de Névé, qui semble reprendre du tonus à la fin, et l'état de Marlène, qui s'aggrave, car elle estime être responsable de la mort du père de Névé.... Dessin net et élégant de Lepage, décors très documentés.
Tome 3 : Rouge Passion.
Après l'Aconcagua, après La Réunion, l'Irlande. Les aventures de Névé commencent à ressembler au catalogue de "Nouvelles Frontières". En vacances dans les Alpes, Névé croise une jeune auto-stoppeuse, qui, séduite par l'atmosphère de liberté ,les yeux bleus et les lèvres de Névé, lui donne un baiser qui va mettre le feu au coeur de l'orphelin.
Il n'en faut pas plus à Névé pour s'embarquer pour l'Irlande, afin d'y retrouver Emily. C'est alors que la romance tourne bizarrement...
Névé semble avoir hérité du goût de son père pour le risque mortel et stupide. L'album s'ouvre sur une scène accrocheuse de saut à l'élastique, ce qui permet à Lepage de beaux plans et des découpages de vignettes étudiés. Mais c'est surtout l'Irlande qui est l'occasion de beaux dessins. Emily et sa curieuse famille, (pas la famille Addams, mais y a de ça) vivent dans une bicoque perdue sur un promontoire rocheux battu par la mer, et adossé aux superbes ruines gothiques d'une ancienne abbaye, d'un romantisme échevelé. On pense parfois à "L'abbaye aux corbeaux" de Caspar David Friedrich.Très belles croix celtiques, jolis effets de couleurs sur les nuages.
L'intrigue elle-même fait un peu tragédie familiale, avec sentiments d'emprises et abus sexuel sur mineure à la clé. On se bat, on rugit, on lacère, on poignarde. L'unité de lieu - et son isolement - favorise la macération des frustrations, des passions démentes, des rancoeurs. On comprend un peu la déception de Névé qui croit toujours à l'amour, alors que les filles jouent les innocentes.
Décidément, il y a beaucoup de cinglés dans cette série. Le père de Névé, Marlène, Névé qui lui-même n'est pas très clair (on peut mettre plusieurs réactions sur le compte du deuil et de l'adolescence, mais est-ce bien tout ?), Emily, qui fait quand même un peu salope traumatisée et méchante malgré elle, et ne parlons pas des "parents" d'Emily !
On a du mal savoir où veut en venir cette série. Une sortie de déprime ? Un deuil à faire ? Mais si Névé s'embarrasse de cette névrosée qui est bien partie pour lui pourrir la vie et lui briser le coeur, il va aggraver son cas...
Névé. Tome 4: Blanc Népal.
Névé continue sa tournée des couleurs de la palette, sans qu'il faille voir dans ce périple chromatique un symbolisme bien profond (d'ailleurs, le symbolisme, ce n'est pas trop le truc de Névé), mais seulement un motif anecdotiquement mis en relief au cours du récit.
On se demandait si Névé allait enfin quitter les atmosphères lourdes du deuil, de la dépression et des psychopathes. Raté. Cette fois, c'est Marlène qui doit cuver sa culpabilité de se sentir responsable de la mort du père de Névé. La dite Marlène prétend s'incruster dans un ashram népalais où elle trouve son bonheur, pense-t-elle. Bien entendu, elle a Névé pour compagnon, et le regard de l'adolescent, toujours aussi loin de tout, fait montre de pas mal de scepticisme sur les capacités de Marlène à retrouver son équilibre dans un tel cadre.
Ajoutons que, comme on est un ado français, on trimballe avec soi les tropismes mentaux inculqués à grands coups de propagande sous couleur de démocratie : un ashram, un gourou, ça fait super secte, Madame Michu. Une secte ? Quelle horreur ! Et Névé de jouer les sauveurs missionnés, s'investissant de la mission d'arracher Marlène à cet ashram etiqueté sectaire parce que... parce que, bon !
Il faut dire que la Marlène s'accroche à son ashram avec un entêtement et une agressivité qui révèle tout de même que tout ne tourne pas très rond chez elle.
L'ashram en question, en plus, n'a pas l'air spécialement génial. Architecturalement, il est très beau, élevant d'un jet puissant une cour intérieure entre quatre corps de bâtiment qui semblent naître du solide rocher qui leur sert de fondation. Mais l'enseignement qu'on y dispense a l'air bien gnangnan, commercial et borné. On cite des paroles de Bouddha, et on les médite, dans une atmosphère de colonie de vacances pour touristes occidentaux en manque de spiritualité de fin de série, bradée par un certain Singh, qui, en plus, n'a pas le caractère de l'emploi. Il est autoritaire et agressif. Quant aux touristes, ils font très Français moyens, et ont l'air de se satisfaire de pas grand chose. Tout ça fait un peu soixante-huitards nostalgiques du Népal. Si tu ambitionnes de parvenir au Nirvana dans ces conditions, je te conseille la Vodka, ça marchera autant et tu économiseras le prix du voyage.
Mais voilà, Névé semble avoir hérité de la passion de son père pour la montagne. La vision de l'Annapurna le hante, lui permet de se remémorer une cruauté de son taré de père, et la dite montagne va conclure l'album. Bref, il y a deux cinglés dans ce récit : Névé qui se laisse gagner par la folie montagneuse de son père, et Marlène, qui construit des remises et épluche des carottes pour la communauté de l'ashram.
Très belles images de l'ashram, de l'Annapurna, et des villages sommaires des environs.
Tome 5 : Noirs Désirs.
Eh ben voilà, la saga de Névé s'achève, assez platement il faut dire (s'il est permis de qualifier de "plat" un épisode qui se déroule dans les Alpes françaises).
Foin de Marlène, d'Emily, des ashrams et du père perdu. On n'aura jamais les informations qui nous fassent connaître la conclusion des éléments non résolus dans les albums précédents. Névé a dix ans de plus, ce qui le mène aux approches de la trentaine. Toujours mignon, mais plus viril, plus musclé. Plus autocritique aussi sur ses propres réactions.
Névé travaille dans le tourisme dans la région de Chamonix, et l'essentiel du récit consiste à narrer la première balade que Névé effectue en tant que guide pour touristes assez bornés. Pour Névé, c'est un progrès : il satisfait son goût pour la montagne. Pour le lecteur, c'est une satisfaction : la balade menée par Névé, pour être sportive, ne ressemble pas à ces défis suicidaires qui ont tué son père. De ce côté-là, on est plutôt rassuré sur l'équilibre mental de Névé, qui n'était pas vraiment établi dans les épisodes précédents.
L'intérêt majeur du récit réside dans les portraits qui sont tracés des touristes bien citadins et très amateurs, que Névé a la charge de mener dans sa randonnée "rocs et glace", de refuge en refuge. Il y a Pierre, le frimeur au sourire hollywoodien, qui a tout vu-tout fait (dans la forêt de Fontainebleau, mais bon !), qui fait des conneries de débutants, et drague tout ce qui bouge. Il y a Laure, la pétasse narcissique et revendicatrice, qui croit que tout lui est dû. Il y a Marion, étudiante en sciences, qui fait les yeux doux à Névé... Tout ce petit monde est bien décrit, avec des réactions un peu amplifiées parfois.
Les détails concrets du récit sont convaincants : débarquer de nuit dans un refuge archi-plein, bruyant et puant. Transporter des oeufs dans un sac à dos. Belles images des rocs verticaux et des langues de neige. La temporalité du récit est également fort bien étudiée. Mais la randonnée, globalement, se passe bien. Pas de quoi en faire en thriller.
Sauf que Névé semble toujours avoir des problèmes psychologiques dont on peine à saisir la logique. Il sort avec Léna, une fille adorable qui est gentille avec lui. Mais il la laisse tomber froidement pour aller encadrer sa semaine de randonnée. Boulot-boulot, dira-t-on. Mais il y a la manière, et un peu de tendresse n'a jamais fait de mal à une fille. Et quand Marion lui fait une avance sans ambiguïté sous la nuit montagnarde, il décline assez maladroitement. Il y a de gros cons, comme ça.
Finalement, vers la fin, il fait un choix amoureux, et on se gardera bien de révéler lequel. Choix qui laisse perplexe, car nous n'avons pas les éléments pour en décrypter les ressorts. L'étrangeté de cette fin semble démontrer que Névé n'est toujours pas au clair avec lui-même, car son choix semble gratuit.
Quant au titre, "Noirs désirs", il risque d'induire le lecteur en erreur, en lui suggérant quelque complot de meurtre ou de perversion. En fait, tout se passe assez gentiment. Sauf que le héros lui-même apparaît comme obscur à ses propres yeux, et se cherche encore et toujours. Sans doute est-ce là que réside l'obscurité.