J'ai du m'y reprendre à deux fois quand j'ai vu le nom d'Onfray se pavoiser sur la couverture. J'ai vérifié pour être bien sûr que c'était Michel : c'était bien lui. En fait, Leroy a plutôt adapté un script pour un film spéculatif que directement collaboré avec le plus populaire et démago des philosophes néo-gauchos. Et ce qui tombe plutôt bien : spécialiste du portrait (à charge) biographique. Enfin, il semblerait ici que Nietzsche n'ait pas le même droit au traitement de (dé)faveur que Freud dans son livre noir de la psychanalyse qui s'en était pris plein les dents pour des lettres envoyées à des évêques ex-nazis ou que sais-je.
Je me recentre un peu. Pourquoi cette bédé a-t-elle incidemment attiré mon regard dans le rayonnage de la médiathèque de Reims ? Parce que je suis en parallèle dans le picorage d'un hors-série de Philosophie magazine sur ledit philosophe misanthrope. Et parce que mes tentatives de naguère de me plonger directement au cœur de l'oeuvre (les aphorismes de Zarasoushtra !) se sont soldées par des échecs. Je profite donc de l'occasion pour enrichir ma connaissance vulgarisée de la vie et, surtout, de la pensée du monsieur.
Premier constat : avec un certain nombre de planches muettes, et selon la construction de la bédé il semblerait que le focus soit tout de même beaucoup mis sur la vie de ce brave Friedrich (la mort de son papa pasteur pianiste patenté, son infructueuse histoire d'amour à trois et, à plusieurs reprises, ses crises d'angoisse). Séquencé dans le temps, on passe du bambin malicieux au vieillard maboul en s'arrêtant à toutes les étapes d'une vie forcément hyper-condensée. Je n'en attendais pas moins de ce brave Michel.
Mais quand même, on laisse un peu filtrer sa pensée, son parcours philosophique. L'influence de Schopenhauer à qui il chipe le concept de Volonté de Puissance de toutes les forces de la nature, avant que celui-ci soit désavoué. Sa brouille avec Wagner est aussi évoquée; sans doute pour sur-signifier un des points d'orgue de l'oeuvre : montrer le rejet total de l'antisémitisme par Nietzsche et déconstruire la calomnieuse récupération de sa pensée par les nazis. Tout serait, en fait, la faute de sa sœur qui, proche du parti national-socialiste et amie d'Hitler, aurait compilé les écrits posthumes de Nietzsche en leur faisant dire ce qu'ils ne sous-entendaient pas. A priori, on ne me fera pas gober que derrière l'emphase, l'appel à une bonne guerre barbare pour revivifier l'homme, ou encore la dénonciation perpétuelle de la dictature de l'homme faible sur l'homme fort ont légitimement pu être interprétés comme des appels de pied au fascisme...
Même si sont évoqués plusieurs points importants de la philosophie nietzschéenne (Eternel Retour, dépassement de la morale, de la religion et du concept de vérité), il est tout de même dommage que l'accent soit à ce point mis sur les péripéties de sa vie plutôt que sur l’originalité même, pour le meilleur ou le pire, de sa pensée. Il faut savoir être raisonnable en une bédé d'une centaine de planches, difficile de couvrir entièrement et exhaustivement tous les méandres d'une réflexion aussi iconoclaste. Quand même, je pense que le propos aurait pu être 1°) densifié 2°) centré sur certains aspects de la vie de Nietzsche plutôt que de tout balayer.
Graphiquement, il faut saluer le travail élégant de Leroy : on sent un bon travail de documentation dans la manière de représenter Sils-Maria, Gênes ou d'autres villes européennes. Son trait, réaliste, reste extrêmement léger, préférant les mouvements amples et les coloris sobres pour une lecture fort agréable.