On retrouve dans ce manga des thèmes obsessionnels d’Inio Asano à savoir le drame social, le suicide, le passage de l’enfance à l’âge adulte ou encore l’absurdité de l’existence, mais dans un ton beaucoup plus sombre que Solanin par exemple. Je ne vais pas faire une critique traditionnelle puisque cette œuvre est complexe et très subjective (il faudrait que je la relise plusieurs fois pour tenter d’en faire une critique construite). Je vais donc plutôt vous faire part d’une analyse non exhaustive qui justifie en partie la subtilité de ce bijou.
La narration bien ficelée avance à travers les ellipses, la temporalité n’est pas linéaire. On saute intelligemment d’une année à l’autre ce qui nous laisse donc le plaisir de reconstituer soi-même la corrélation entre les évènements (un peu à la manière d’un Pulp Fiction). On découvre au fur et à mesure les liens entre les personnages, même si ça peut s’avérer être un défaut puisqu’on est parfois un peu perdu devant une œuvre aussi dense et labyrinthique. Un exemple frappant est la scène d’ouverture où un vieux demande à Amahiko (ado) de le pousser vers un enfant qui pleure, dans la scène finale on voit ce même vieux (qui prétend s’appeler aussi Amahiko) au même endroit qui se dirige vers Amahiko (enfant) qui pleure : on peut interpréter cette scène comme antérieure à la scène d’ouverture, le vieux connaissait donc déjà Amahiko, mais ducoup qui peut donc bien être l’enfant qui pleure dans la scène d’ouverture et ce mystérieux vieux, il y a une réelle confusion temporelle qui conforte le lecteur dans une interprétation cyclique de l’histoire où les personnages seraient voués à revivre la même souffrance, c’est annoncé par le conte prophétique et par la mère d’Arie (associée à dieu) elle-même, «souffrir indéfiniment, pour l’éternité». Ces aller-retours entre les époques donnent l’impression que les personnages n’avancent pas, que leurs vies n’ont pas de sens et qu’ils sont comme prisonniers de leur passé. Asano réussit à déboussoler le lecteur avant de le plonger dans une profonde nostalgie d’évènements qu’il n’a même pas vécu.
Arie raconte à ses camarades de classe un conte effrayant dans lequel une fille est envoyée par Dieu pour prévenir un village d'un monstre qui va les détruire. Les villageois craignent ses prédictions, et sept d'entre eux décident de la sacrifier pour apaiser le monstre. Une scène qui fait évidemment écho à la mort d’Arie, qui se fait sacrifier et pousser dans le tunnel pour apaiser le présupposé monstre. La mise en scène de ce sacrifice est marquante, le rituel infernal est remplacé par une danse enfantine, l’autel sacrificiel est remplacé par le tunnel, le chant cabalistique est remplacé par la comptine « on est content de gagner, Hanaichimonme! On enrage de perdre, Hanaichimonme !» et l’offrande est remplacée par Arie, qui est exclue du groupe en témoigne ces gros plans et hors champ perturbants (cette planche). Cette scène est reproduite à la fin du tome avec Amahiko exclu du groupe (cette planche), il comprend alors que rien n’a changé depuis son arrivée dans cet établissement (ce qui déclenche sa première catharsis : il renverse les tables et brise les fleurs de deuil d’Arie). Sa vie est absurde et n’avance pas, il souhaite mourir comme il aurait dû lors de sa tentative de suicide. Cependant il n’est pas sacrifié comme Arie et annonce avec dépit « malgré tout je survis, par caprice de dieu ou par chance... J'ignore pourquoi je suis encore en vie...».
Tout d’abord, le tunnel de Nijigahara apparaît tout de suite comme un antre sombre et mythique, un personnage explique d’ailleurs que «Nijigahara » a été nommé d'après une légende sur un monstre, connu pour prédire les fléaux et la souffrance avant de mourir mystérieusement, ce qui fait écho au destin fatal qui tourne autour de cet endroit et au caractère prophétique de Kota et Arie. En effet, ce tunnel semble lier le destin de tous les personnages, qui évoquent à ce sujet un lieu à la fois mythique et tragique, l’autel sacrificiel du monstre du conte. C’est également le lieu de création artistique à la fois d’Asano puisqu’il l’utilise comme structure narrative, mais aussi d’Arie quand elle invente ce conte. Le tunnel joue également un rôle d’échappatoire, que ce soit avec Kota qui se réfugie dedans quand il sombre dans la folie, ou que ce soit avec Amahiko qui suite à sa première catharsis, retrouve son calme grâce à Narumi qui lui confesse ses sentiments (une déclaration frappante puisqu’elle se confronte au visage abattu, nihiliste et en larme de ce dernier (cette planche)). Les deux enfants décident alors de quitter cette réalité pour rejoindre « un endroit où il n’y a absolument rien, dans un lieu qui n’est pas ici » : le nébuleux tunnel apparaît alors comme un exutoire hors-lieu, et peut-être même hors-temps avec cette temporalité floue, dans laquelle Kota semble traverser le temps à travers celui-ci (quand il va dans le tunnel en tant qu’adulte et trouve le fameux collier avant de donner ce même collier à Amahiko dans leur enfance par exemple).
Les papillons représentent le pont entre le réel et l’irréel. Kota essaie de faire vivre Arie en donnant vie à son conte, «son histoire, elle, était toujours vivante». Des passages entiers sont déformés par l’imaginaire dans lequel il est plongé, les papillons qu’ils voient ne sont pas réels non plus et participent à la vision onirique transmise au lecteur. D’ailleurs il est tellement détaché du réel qu’il meurt seul chez lui face à une poupée dévitalisée qui représente Arie. Mais au fur et à mesure de la lecture, une ambiguïté se créer à cause de la télévision qui annonce une réelle menace d’une invasion de papillons. Il y a également le cours de Mlle Sakaki sur Zhuangzi, un homme qui se voit devenir papillon dans son rêve et oublie qu’il est lui-même, en plus de faire écho à la premiière scène, entre Amahiko et le vieux, il rappelle le rapport ambivalent de l’insecte entre rêve et réalité. De plus, dans le folklore japonais, il y a une croyance populaire selon laquelle les esprits des morts prennent la forme d’un papillon lors de leur voyage vers l’autre monde et la vie éternelle. Ainsi les papillons qui apparaissent avant les drames (le suicide de monsieur Kimura) et qui jonchent les cadavres, sont en réalité le lien entre le terrestre et l’au-delà, entre la vie et la mort.
Quand Amahiko lit le journal intime d’Arie et Makoto, on ne voit qu’un seul élément : « La fin du monde ». La prophétie fatidique semble s’accomplir inéluctablement au fur et à mesure de la lecture. Tous les personnages ne sont pas maître de leur destin, ils se rencontrent à la fois dans le passé et dans le présent comme s’ils étaient pris au piège de la toile de la causalité. Un exemple marquant c’est la maîtresse qui annonce avoir défendu Arie d’un agresseur, mais on apprend plus tard que cet agresseur est Makoto et qu’il va d’ailleurs reproduire à nouveau cette agression envers Maki (au même endroit et avec la même tenue). Chaque évènement est en résonnance avec un autre (un peu à la manière de Number 5), il y a un mélange de chaos et d’harmonie : c’est pour moi un des plus gros points fort de l’œuvre. Les personnages ne semblent pas particulièrement immoraux puisqu’ils semblent subir leur destin (même dans la mort, le meurtre et le suicide). D’ailleurs, Arie est présentée comme déjà morte dès le début puisqu’elle a la peau blanchâtre, habillée de la même robe blanche. Cet aspect fantomatique est amplifié par le fait qu’on ne voit jamais son visage et elle devient réellement un spectre devant les yeux de Kota dans cette planche. Le démon du conte peut aussi représenter les démons intérieurs des personnages hantés par la culpabilité, la douleur et le traumatisme : ces émotions refoulées joueraient donc le rôle du monstre insatiable de la fable de Arie puisqu’ils font chacun à leur échelle du mal aux autres (jusqu’au meurtre), et dans ce cas c’est bien tous les autres qui sont des offrandes sacrificielles, c’est la fin du monde !
Certes les personnages sont prisonniers de leur destin mais Asano nous fait par de sa vision philosophique de l’absurde, qui se rapproche d’ailleurs beaucoup de la thèse d’Albert Camus qui exposent les trois choix possibles à savoir la religion, le suicide ou la révolte. En effet, le personnage de Amahiko incarne à merveille le héros absurde qui d’abord nie sa propre vie à travers sa tentative de suicide. Puis au cours du manga, il subit son sort avec une certaine indifférence, il essaie d’abord de contourner l’absence de sens de son existence à travers sa boîte magique en fer blanc, qui représente la croyance et le déni du réel, puis en grandissant il affirme avec mélancolie : «En sentant le vent frais, pour la première fois, j’ai commencé à me dire que dieu, ma boite magique et le papillon qui parle n’ont jamais existé. Si c’est le cas, alors ce monde est vraiment vide de sens.». Enfin le troisième choix de la révolte est symbolisé par le vieux de la scène finale qui explique avec sagesse à Amahiko que «peu importe l’absurdité du monde, tu devras faire preuve d’une volonté à toute épreuve ! Tu es libre de décider ce que tu feras dans la vie». De la même manière que Camus il fait l’apologie de l’acceptation de l’absurdité du monde pour devenir un homme libre, rien à de sens mais on peut choisir le sens qu’on accorde à notre vie (cela se rapproche de l’existentialisme de Sartres). Néanmoins, Inio Asano tourne en dérision de façon fataliste cette thèse, puisque malgré le conseil du vieux (qui est chronologiquement antérieur à l’histoire), les personnages font corps avec l’absurde et restent prisonniers de leur destin : Amahiko a mené une vie de souffrance qu’il tente en vain d’apaiser avec différentes catharsis mais la dernière lui est fatal puisqu’il consume son être après avoir mentalement violer et battu à mort sa propre sœur.
Albert Camus disait que «L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde.» Kota nous témoigne que malheureusement pour nous «L’obscurité n’a pas répondu».