Après "La Mort douce", qui est peut-être son chef d’œuvre, Benoît Sokal nous convia à ces "Noces de brume", à peine moins sombres et dont le titre est déjà un régal, où le Diable en personne fait même deux courtes apparitions !
Si cette histoire, située en Transvodkanie (!) et quand même tempérée d'un peu d'humour, fait référence au mythe du vampire, elle se base surtout sur celui de la Belle et la Bête, à ceci près que la Belle, comme elle l'admet elle-même, est peut-être encore plus monstrueuse que la Bête... La Belle, donc, c'est Emily, frêle jeune fille dont on comprend vite que le sale caractère n'est pas le trait le plus désagréable de sa personne: c'est une boule de haine et de colère à peine contenues, dotée d'origines mystérieuses et de pouvoirs destructeurs ! Quant à la Bête, il s'agit de Raspoutine, l'énorme chat monstrueux qu'on pensait mort à la fin de "La Marque de Raspoutine" et que Sokal ressuscite à bon escient. Certes, il est toujours, littéralement, sanguinaire, puisqu'ici il récupère ses forces en vidant ses victimes de leur sang – il ne tuera pas Emily, mais la scène où celle-ci, à moitié nue, lui offre son épaule pour qu'il y plante ses crocs est d'un érotisme malsain du meilleur tonneau ! Le personnage évolue et n'est plus la brute de "La Marque de Raspoutine": face à Emily, il se révèle amoureux, délicat, intimidé dans cette liaison contre-nature. Il a la lucidité de reconnaître que cette histoire le dépasse; c'est aussi le cas pour Canardo, oscillant entre résignation et réaction, particulièrement attachant dans cet album. Après Canardo, qui a vécu une histoire d'amour dramatique et avortée avec Lili, la chanteuse tuberculeuse de "La Mort douce", c'est au tour de Raspoutine d'en vivre une. Signalons aussi que le monde des animaux et celui des humains, mitoyens dans les 1ers albums de la série, interagissent beaucoup dans celui-ci, et que Sokal a un talent égal à dessiner les uns comme les autres.
Malgré une fin ouverte, Emily ne devait pas revenir dans un album ultérieur, contrairement à Raspoutine ou Clara, la femme fatale. C'est assez frustrant, mais on peut se dire que cette unique apparition aura rendu le personnage particulièrement mémorable pour les amateurs des enquêtes de l'inspecteur Canardo !