Comme il l’avait fait quelques années plus tôt avec The Fountain, le génial Darren Aronofsky développe parallèlement deux formats (bande-dessinée et cinéma) autour d’un même projet pour aboutir à deux œuvres qui peuvent se lire ou se voir séparément, mais qui finalement se révèlent l’une avec l’autre en s’enrichissant de détails, en filant sur différents rythmes. Le résultat avec Noah, d’après mes souvenirs de The Fountain, semble moins mystique et plus chronologique. Il n’empêche que cette intégrale de Noé reste assurément
un grand récit biblique,
suffisamment empreint de fantastique pour étoffer l’épopée d’un fond de dialectique très intéressant en posant de nombreuses questions
sur la complexité de la nature humaine.
Sur Terre l’affliction de Dieu face à la méchanceté des hommes laisse les hommes se débattre dans l’aridité d’une grande sécheresse au cours de laquelle Noé et ses fils tentent de survivre aux meutes sauvages, et de nourrir autant que possible leur famille en respectant les commandements divins autant que la nature meurtrie qui subvient maigrement à leur faim. Cependant, Noé est hanté de visions : goutte après goutte, une pluie s’épaissit et recouvre l’entière surface de la Terre jusqu’à lui laisser l’angoissante impression répétée de s’y noyer.
Son nom était Noé et dans ce monde cruel, c’était un homme de
bien.
Avant de revenir sur le récit, il faut souligner le superbe et impressionnant travail de l’artiste Niko Henrichon au dessin de la saga découpée en quatre grands volumes. L’ensemble présente de très beaux personnages, expressifs et détaillés au moindre tressaillement des muscles, aux moindres saillies émotives, à travers d’immenses paysages arides, désertiques ou montagneux, brûlés, embrasés ou desséchés jusqu’à l’immensité d’une mer infinie et tumultueuse, en passant par l’épaisseur charnelle d’une oasis de verdure surnaturelle magnifique. Un travail d’ombrages et de mise en couleurs splendide et, cerises sur le pavé, de saisissants portraits des nombreux personnages, notamment celui de Mathusalem, vieil aïeul exilé dans une grotte. Noé présente ainsi tour à tour, de magnifiques pleines pages de fureur humaine,
une dynamique narrative visuelle forte, emportée,
et en incontournable attendu, d’impressionnantes planches animales.
Autour du personnage de Noé, les auteurs Darren Aronofky et Ari Handel interrogent alors, au cœur de la légende biblique, la cruauté des hommes autant que leur avidité dans un contexte supposé acquis à la parole de Dieu, se rapprochant ainsi des écritures de l’Ancien Testament où les voies impénétrables du divin ne touchent qu’un infime nombre d’élus amenés à fuir ou à convaincre par le glaive et le sang. En pratique pour Noé, fuir la cruauté et l’ignorance des hommes qui ne font que détruire la terre qui les nourrit, et comprendre l’inaccessible message de Dieu noyé dans ces visions apocalyptiques. L’homme n’exprime plus que la sentence suprême en s’excluant lui-même de l’avenir puisqu’il n’est qu’un homme parmi les autres, pas plus dignes qu’eux de survivre au déluge. En axant la narration autour de ce dilemme des vies à préserver qui se dévoilent dans des signes subjectivement interprétés, les auteurs semblent affirmer que
c’est bien dans l’homme que réside le divin et non au-delà
ou au-dessus. S’il est clair ainsi que l’ensemble des animaux de la création doivent survivre au déluge, la question n’est pas si tranchée en ce qui concerne les hommes. Si être une bête sauvage suffit à embarquer pour l’après, agir comme tel ne devrait pas. Reste à savoir pour Noé où se situent les limites de ses choix face à l’autorité impénétrable du tout puissant qui l’illumine.
Frère contre frère, nation contre nation, l’homme contre la
création.
Le combat de Noé est dense, son parcours fixé par les visions le mène incessamment face à l’adversité, le modelant durablement dans les épreuves de sa foi autant que de sa chair et de ses émotions. Au final, hache ensanglantée en main et cœur pétrifié, l’homme sous la pression se perd autant qu’il se trouve en affrontant, force et conscience, ce « mal qui sommeille en chacun de nous » : ses colères et ses impasses, sa morale et ses actes. Et ce jusqu’à l’épreuve sacrificielle, jusqu’au final terrible qui nous interroge :
jusqu’où la bonté garde les fous ?
Noé est un formidable récit épique et humain, un
portrait creusé et modelé de la nature humaine
à travers le parcours complexe et torturé de ce père damné par le poids d’une lignée chérie. Loin des méandres et des poncifs religieux, l’ouvrage questionne la fine ligne propre à chacun qui sépare d’un souffle le bien et le mal ainsi que la culpabilité. Si le personnage s’interroge quant à ses choix, dictés par le commandement divin, indiscutables, c’est parce que les actes qu’ils amènent ont pour conséquence l’interdit, le défi, la volonté humaine et le cœur. Darren Aronofsky sublime ici l’indécision et le malaise de vivre avec un équilibre incertain de faux espoirs et de trop lourds regrets, et Noé se fait
récit des faiblesses humaines et de la vulnérabilité des consciences derrière les masques,
les principes et les apparences.