Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements.
Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là.
À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner.
Après le 7 octobre 2023.
Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc.
En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes.
Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine.
Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes.
L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ?
Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.