Ce tome peut être considéré comme le prologue de Mahârâja (2012) qui se déroule en 1917, sur les calmes rives du lac de Côme, et dans lequel Adélie d’Arcueil joue un rôle. Il peut aussi se voir comme la première partie d’un diptyque racontant deux histoires indépendantes, qui ne nécessite pas de connaissance préalable du personnage, les histoires se déroulant avant, en 1911 pour le présent tome, et peu de temps après pour Le Cinéaste (2019). Son édition originale date de 2015. Il a été réalisé par Labrémure (Frédéric Brémaud) pour le scénario, et par Artoupan (Benoît Girier) pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.
Paris, une nuit de 1908, tout le monde dort. Dans une maison close, les affaires vont leur train habituel. Une professionnelle complimente un client pour avoir été magique, et lui conseille de revenir la voir. Deux hommes descendent d’une chambre, déclinent la proposition d’un Fernet-Branca et sortent dans la rue. Alors que l’autre client n’en finit pas de partir, il voit passer une ravissante jeune femme à la longue chevelure blonde marchant d’un pas décidé. Il s’enquiert de son identité auprès de son interlocutrice qui répond : Amiya, la protégée de la patronne, faut pas s’aventurer à lui mettre la main aux fesses, elle serait capable de trancher la gorge du malotru. Assise nue sur un tabouret, Adélie d’Arcueil, une belle femme rousse, est en train de se maquiller les lèvres devant son miroir. Puis elle s’allume une cigarette fichée au bout d’un porte-cigarette, et elle indique à Amiya de mettre l’argent dans le coffre. Adélie ajoute qu’elle va sortir. La voix d’un policier retentit depuis l’extérieur, augmentée par un porte-voix. Le fonctionnaire informe Adélie d’Arcueil qu’elle est en état d’arrestation. Il connait son surnom : la Pie voleuse. La sommation se poursuit : Les policiers encerclent sa baraque et si elle résiste, ils la démontent. Les policiers forcent la porte et se lancent à la poursuite d’Adélie qu’ils parviennent à coincer.
Le lendemain, la Une du Petite Journal titre : La Pie voleuse en cage ! L’article détaille : À l’annonce du verdict, le préfet de police, Mirobole-Ecclésiaste Richelieu-Dupleix, aurait dit L’oiseau de malheur a fini de chanter ! Une belle envolée lyrique pour un homme jusqu’alors très discret. La ville lumière peut s’enorgueillir de compter parmi ses illustres celui qui a vaincu le plus grand fléau depuis la peste ! La sombre créature sévissait depuis de longs mois et une certaine presse un peu lâche s’amusait à douter des compétences du préfet… Aujourd’hui, ces persifleurs ne peuvent que constater qu’on ne bafoue pas indéfiniment la loi à Paris, n’en déplaise aux lâches, aux affairistes et autres sceptiques de tous poils ! En 1909, dans un luxueux appartement des beaux quartiers, Ernestina Richelieu-Dupleix se jette sur son majordome Léon Latourette pour abuser de lui. Il ne se laisse pas faire, mais le chef de la police de Paris et mari, Mirobole-Ecclésiste Richelieu-Dupleix les surprend dans une position plus qu’équivoque et le pauvre serviteur est envoyé en prison. Là-bas il ourdit un plan de vengeance et à sa sortie. Il requiert les services de la Pie Voleuse.
Une étrange genèse pour ce diptyque, à partir d’un personnage secondaire d’un autre récit réalisé par les mêmes auteurs, pour des aventures se situant avant. 1908, 1909, 1910 : un récit se déroulant à la Belle Époque, une période de bouleversements culturels, scientifiques et technologiques, et Paris surnommée Ville Lumière. Les auteurs piochent les éléments qui les intéressent : l’existence de lupanars, les belles robes avec dessous affriolants et bouffants, des canons de la beauté féminine plus callipyge, une représentation de la police sanglée dans des uniformes stricts, une grande bourgeoisie formant une classe sociale à part bénéficiant de privilèges, une place de la femme entre épouse modèle (mais pas forcément sage) et prostituée, une répression des mœurs ne tolérant pas l’homosexualité (mais acceptant les maisons de tolérance). Le scénariste prend un grand plaisir à doter Léon Latourette d’un goût prononcé pour un amaro particulier : le Fernet-Branca, une boisson alcoolisée à base de plantes au goût fort amer, contenant de la gentiane, de la rhubarbe, de l’aloès, de la camomille, de la rue, de l’angélique, du safran. Dans les cases, le lecteur peut également admirer les immeubles haussmanniens de Paris, les voiture à cheval, le tramway, la décoration intérieure d’époque, et les toilettes de ces dames.
Par ailleurs, au vu du genre affiché de la BD, le lecteur s’attend à des scènes lestes, voire à une enfilade de scènes crues sur un fil directeur prétexte. En effet, il trouve de la nudité dans dix-neuf pages, un peu moins de la moitié du récit, dont huit pages comprenant des activités sexuelles. Au cours de celles-ci, les personnages ne font pas semblant, et le dessinateur se montre très explicite : jambes largement écartées pour une masturbation féminine qui ne laisse rien à l’imagination, fellation par deux soubrettes les fesses à l’air, fessée avec le plat de la lame d’une épée, fellation en très gros plan d’un très gros membre, pénétration en gros plan, préparation à une double pénétration, les personnages ne font pas semblant. Les auteurs mettent en scène une vitalité sexuelle s’apparentant à une pulsion pour Kashawa Kantra, un magnétisme animal auquel les femmes sont sans défense. D’un côté, le désir masculin prime sur tout, ce qui n’empêche pas les femmes d’apprécier le plaisir sexuel. D’un autre côté, Adélie d’Arcueil redonne de la vigueur à un sceptre qui avait perdu la capacité d’être droit et dur. Le lecteur note quelques postures et quelques cadrages propres aux ouvrages pornographiques, toutefois en très petite quantité. Les auteurs mettent en scène les relations sexuelles avec crudité, en se conformant aux codes visuels spécifiques à ce genre, et dans le même temps…
Dans le même temps, l’histoire dispose d’une véritable intrigue, et les dessins présentent bien plus de richesses que des gros plans dépourvus d’arrière-plan, ou misant tout sur les exagérations anatomiques et les acrobaties sportives. Le dessinateur aime bien les femmes girondes sans qu’elles ne souffrent d’hypertrophie mammaire au point de violer les lois de la pesanteur. Il s’investit pour dessiner les robes et les sous-vêtements pendant plus d’une case, avec un goût certain pour la mode de l’époque. Il prend le temps de dessiner les environnements et pas uniquement dans la première case de chaque séquence : la vision nocturne d’une grande artère parisienne avec force encrage, le luxueux appartement des Richelieu-Dupleix avec un tableau de maître au mur, les prisonniers en train de déneiger la cour du centre pénitentiaire, le bleu magnifique de la mer méditerranée, la somptueuse villa sur les falaises de Capri, de magnifiques vases décoratifs, le cratère fumant du Vésuve (même s’il n’est pas très clair comment les personnages s’y rendent), une course-poursuite dans des falaises, etc. De temps à autre, le lecteur s’interroge sur une proportion ou une autre, sans que cela ne vienne obérer son plaisir visuel. Les planches présentent une richesse bien plus conséquente qu’une œuvre uniquement pornographique habituelle.
En effet, les hommes se laissent régulièrement mener par leurs appétits sexuels, les personnages évoluent dans un monde où le libertinage a droit de cité, et certains personnages féminins répondent avec ardeur, voire prennent l’initiative. Dans le même temps, le récit repose sur une double histoire de vengeance : un homosexuel a été accusé à tort de tentative de viol, et la Pie voleuse en profite pour se venger du juge qu’il l’a condamnée. Elle provoque une relation sexuelle pour atteindre son objectif, ce dernier étant autre que le scandale de la chair. Le lecteur découvre un récit entre combine pour dérober un diamant, et pantalonnade. Il prend certaines péripéties avec le recul nécessaire pour les apprécier, le premier degré nécessitant un petit supplément de suspension consentie d’incrédulité pour accepter une ou deux invraisemblances. Sous cette réserve, il s’amuse aux dépens de ceux qui ne pensent qu’avec ce qu’ils ont en train les jambes, et il prend fait et cause pour ceux maîtrisant leurs hormones et faisant preuve de rouerie ou d’intelligence.
Le lecteur se rend compte que les personnages sont plus que de simples organes sexuels sur pattes. La Pie voleuse ne s’apparente pas à une gentle(wo)man cambrioleuse, ou à un Robin des Bois. Elle met ses compétences au service de la vengeance bien compréhensible de Leon Latourette, sans faire preuve de philanthropie, en comptant bien se servir au passage. L’homme homosexuel refuse de se cantonner au rôle de victime que lui impose la société, même si le lecteur peut estimer qu’il aurait mieux à faire que de se venger. Le préfet de police est suffisant et engoncé dans son paraître social, tout en usant de ses privilèges, peut-être le personnage le plus monolithique. Le lecteur commence par considérer le gourou comme un ressort comique, son opinion évoluant progressivement, pour le voir d’un autre œil, et éprouver une forme de respect inattendu pour lui, presqu’à contre-cœur. Amiya, l’assistante d’Adélie, ne perd pas le nord, ne sert pas servilement sa patronne et sait très bien où se trouve son intérêt. Pour autant, il ne s’agit pas de personnages sans foi ni loi ou de simples méchants de l’histoire, plutôt d’adultes finalement assez plausibles dans leur comportement… en tout cas nettement plus crédibles que des pantins pornographiques.
Une couverture un peu cryptique, trop belle pour être vraie pour un ouvrage olé-olé, le lecteur s’attendant à trouver des dessins pas complètement assurés et très obsédés à l’intérieur. Surpris, il découvre une vraie histoire avec des personnages plus étoffés que de simples pantins, disposant de motivations autres que de sauter sur tout ce qui bouge et de s’accoupler frénétiquement dans des postions anatomiquement dangereuses. La narration visuelle le surprend également agréablement, avec un cachet certain, et un entrain communicatif. Il n’y a pas que le sexe dans la vie… mais il y en a, et aussi un gros diamant.