Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Aurélien Maury pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend environ trois cent vingt pages de bande dessinée.


Quelque part au bord de la mer, une petite fille rousse marche dans le sable, au milieu des rochers avec un filet dans la main droite et un seau dans la main gauche. Elle repère un crabe, et le suit pour le pêcher. La bestiole pénètre dans une grotte et se retrouve coincée par une grande flaque, elle se retourne pour faire face à la fillette. Mais un tentacule la saisit par derrière, et une grande pieuvre brise le crabe et le mange, puis s’enfonce dans l’eau sous les yeux de June. Il s’agit peut-être d’un rêve et elle est ramenée à la conscience par son compagnon Brad qui lui demande si elle n’aurait pas vu ses clefs, car elles ne sont pas dans sa veste. Il peste que s’il arrive à l’heure à cet entretien, cela relèvera du miracle. June se lève et lui indique qu’elles sont sur la table. Il râle qu’à tous les coups, il va se prendre les bouchons. Il éternue fortement, sous l’effet d’une allergie. June lui fait son nœud de cravate, lui suggère de se détendre un peu, et le rassure en lui affirmant qu’il va très bien s’en sortir. Il répond qu’il pense que c’est trop gros pour lui. Elle l’embrasse, le regarde partir, referme la porte. Elle se tourne et elle voit un chat de gouttière de l’autre côté du carreau de la fenêtre : le matou a attendu le départ de l’homme pour se faire remarquer. Elle lui ouvre la fenêtre et le laisse rentrer dans l’appartement. Puis elle se prépare et elle sort dans la rue. En marchant, elle passe devant une personne à la rue à la barbe blanche, avec son chien à côté de lui. Elle tapote le chien qui a l’air mal en point en demandant de ses nouvelles. Elle indique qu’après le travail elle rapportera un stimulant pour l’animal ; l’homme en profite pour lui demander un pack, et des chips aussi.


June arrive à la clinique animale où elle travaille. Elle salue son responsable et elle va s’occuper du serpent, car il répugne son collègue. Elle s’enquiert de l’état du chien qui avait été percuté par une voiture la veille : il lui répond que le bulldog a été mis au congélateur ce matin. Elle se rend dans la pièce où les chiens attendent en cage, elle s’assoie et elle pleure dans son coin. Un peu plus tard, un client entre et indique qu’il aimerait faire dégriffer son chat, car ce petit voyou a saccagé leur fauteuil. Sans se retourner, June se montre surprise que le monsieur ne savait pas que les chats avaient des griffes. Devant son étonnement, elle continue : quand on aime les animaux, on ne cherche pas à les estropier, en principe. Le client pensait que c’est sans danger pour l’anomal. Puis, il se reprend : la clinique propose cette intervention sur son site, du coup quel est le problème de June, pourquoi l’agresse-t-elle ? Elle rétorque que lui aurait peut-être besoin d’une ablation des tympans s’il ne supporte pas d’entendre ce qui ne lui plait pas. Il répond qu’elle est tarée et qu’il va ailleurs. Elle lui conseille de plutôt adopter une peluche : elle n’abîmera pas ses beaux meubles.


Une entrée en matière de cinq pages, peut-être un souvenir d’enfance, peut-être un rêve révélateur de l‘inconscient. Le lecteur retient la notion d’un prédateur aquatique, tuant et dévorant un animal terrestre doté d’une carapace résistante. La narration visuelle apparaît simple et évidente, avec très peu de mots, entre deux et cinq cases par page. Elle revêt une apparence très proche de celle de la ligne claire, avec parfois une nuance de couleur venant rehausser un aplat dans une zone délimitée par un trait de contour, et de rares traits à l’intérieur des zones délimitées pour indiquer un pli de vêtement ou de tissu, ou un petit relief sur la peau de Lenny. Les dessins s’inscrivent dans un registre descriptif, avec des contours simplifiés, tout en comprenant un bon niveau de détails. Cela induit une lecture facile et rapide des cases et des pages, très satisfaisante dans la mesure où le lecteur éprouve la sensation d’avancer rapidement dans sa lecture. La sensation correspond à une vision évidente : tout s’identifie simplement, avec une perception facile de la réalité, comme s’il n’y avait rien de compliqué. Dans le même temps, chaque environnement s’avère consistant, élaboré. Dans un dessin en pleine page, l’artiste représente, en vue de dessus inclinée, le pavillon dans lequel le couple emménage, avec son petit jardinet, son petit abri de jardin, le patio, la rue de la zone pavillonnaire avec un élargissement pour le demi-tour, l’éclairage public, le trottoir dallé, les haies en bordure de propriété, les pavillons alentour.


Le lecteur tourne les pages à une allure rapide, enregistrant automatiquement les informations visuelles, présentées simplement, évidentes dans leur cohérence, tout en relevant certains détails, en s’immergeant dans certains endroits. Des petits trucs anodins : les plantes dans l’appartement, les déchets au sol sur le trottoir, le chat sur l’escalier de secours, les éléments présents dans le bac à compost du pavillon, la bétonnière qui reste bien visible dans le minuscule jardin, le panneau publicitaire pour la maison parfaite, les déchets dans la boue du tunnel où June trouve Lenny, le poster de Wapiti Island National Park, la fumée dégagée par le fer à repasser resté trop longtemps sur la chemise, le caractère très fonctionnel et épuré du bureau de Brad, la structure métallique du pont au-dessus de la rivière, les sous-vêtement très basique dépourvus de toute ornementation de June, la décoration plus personnelle chez les parents de June, etc. D’un côté, tout est fait pour donner l’impression que rien ne dépasse, d’une banalité à toute épreuve, sans pour autant être uniforme. De l’autre côté, chaque élément apporte une information, contribue à rendre tangible chaque lieu, à en dire un peu sur la personnalité des uns et des autres.


D’un autre point de vue, la narration visuelle transporte le lecteur dans chaque endroit, avec des vues souvent dépaysantes, parfois saisissantes, et certaines déstabilisantes. À nouveau, le déroulement linéaire et posé donne une impression de calme, d’évidence et d’ordinaire quotidien. Pour autant, le récit commence sur une plage, puis passe dans un appartement moderne et confortable. Après le déménagement, les époux sont installés dans un pavillon fonctionnel et agréable avec un étage. Le lecteur tourne la page et il découvre un dessin en double page, sans aucun mot, une vue de dessus d’une partie du lotissement, des dizaines de pavillons identiques sagement alignés le long des voies de desserte, une vision sans commentaire, l’auteur laissant le lecteur libre de son ressenti. Deux pages plus loin, June découvre Brad et son frère Kent en train de réaliser une dalle béton dans le jardin pour installer un barbecue, scène aussi normale que révélatrice sur les aspirations de chacun des époux. Puis June se retrouve seule dans le pavillon, alors que Brad est parti pour travailler dans le jardin, une occasion d’admirer plusieurs pièces ainsi que la vue depuis la véranda. Par la suite, le lecteur accompagne June qui conduit à travers un paysage naturel, vers l’océan, par une belle journée ensoleillée, un trajet en voiture apaisant et relaxant. Vient enfin le séjour sur un grande île, dans une cabane isolée, et comme le dit Charles Winters, le père de June : Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne.


Au départ, la situation apparaît également simple : Brad jeune homme dynamique sur une pente professionnelle ascendante, réussissant à vaincre son appréhension de ne pas être à la hauteur, épaulé par sa compagne qui assure certaines tâches ménagères (peut-être toutes), qui le soutient, et qui travaille elle-même dans une clinique vétérinaire. En revanche, elle apparaît doté d’une forte capacité d’empathie, sans avoir les outils pour gérer les émotions qui la submergent. Dès le départ, il semble que sa vie quotidienne soit entachée par cette souffrance émotionnelle et qu’un changement soit nécessaire. Le déménagement en pavillon met en évidence qu’elle suit son compagnon et que celui-ci sait ce qu’il souhaite, dont un barbecue dans le jardin. Le moment où il coule une dalle de béton avec son frère constitue une incarnation même de l’état d’esprit plus ou moins conscient de June qu’elle se laisse porter par les aspirations de son compagnon, réagissant par uniquement quand elle ressent que ça ne lui convient pas.


Sa découverte de Lenny dans une grande canalisation apporte un nouvel élément dans sa vie, un changement qu’elle investit à sa manière. L’auteur ne donnant pas d’indication sur la nature de cette créature, le lecteur y projette ses interprétations en fonction des réactions de June, de la manière dont elle se conduit avec Lenny. L’analogie immédiate réside dans un animal à sauver, qui pourra être un animal de compagnie, peut-être domestiqué. La narration visuelle montre l’attention que la jeune femme prodigue à cet être vivant, s’adaptant aux réactions de Lenny, entre attachement à un animal et dévouement à un très jeune enfant. Le regard du lecteur change à l’occasion d’une morsure, mais pas le comportement de June. Il se produit alors un décalage entre ces deux perceptions : le constat du lecteur sur un comportement nocif, celui de la jeune femme chez qui l’amour prime dans sa relation avec Lenny. À partir de là, le lecteur se sent libre d’envisager cette relation de différentes manières : besoin de maternité, reproduction du schéma relationnel qu’elle entretenait avec Brad avant son nouveau poste, alternative à la vie préfabriquée de Brad, amour désintéressé, don altruiste de soi, mais aussi une occasion d’exprimer sa propre part d’animalité, et pourquoi pas une interprétation d’ordre psychologique comme la manifestation d’une névrose chez June, et une façon pour elle de projeter ses attentes sur Lenny. Ainsi se trouve mis en évidence une raison d’être différente chez elle. La présence de Lenny et sa relation avec elle permettent à June d’exprimer ses envies, de les concrétiser, mais toujours grâce à l’entremise d’un autre (Lenny en l’occurrence). D’ailleurs, pour pouvoir vivre de manière différente, avec Lenny, loin de Brad, elle retourne dans un lieu de villégiature de son enfance, une cabane appartenant à ses parents, une forme de retour en arrière. Il s’agit alors d’une période hors du temps, à l’écart de la société. Cependant, June vit toujours en fonction d’un autre, Lenny, s’adaptant à ses attentes pour y répondre, acceptant une pratique engendrant de la souffrance chez elle pour s’assurer qu’il reste, un comportement entre emprise et syndrome de Stockholm, révélateur de son incapacité à poser des limites, autrement dit un manque d’estime de soi.


La couverture semble contenir la promesse d’une aventure en plein air, peut-être au grand large, avec une jeune femme en héroïne, rousse comme un célèbre reporter du Petit Vingtième. Le début évoque plutôt une comédie dramatique du quotidien, avec une narration visuelle de type Ligne Claire, d’une lisibilité immédiate et très agréable. Un élément fantastique vient apporter la possibilité d’une autre vie pour l’héroïne, plus épanouie, moins matérialiste, plus en accord avec ses émotions. Toutefois il y a un prix à payer, et June accepte de passer d’une dépendance à une autre. Régulièrement le lecteur repense au sort du crabe dans les tentacules de la pieuvre, comme une métaphore de de ce que la jeune femme consent pour accéder à une forme de sérénité.

Presence
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le 5 oct. 2024

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