Ce tome fait suite à Royal City tome 2 : Sonic Youth (épisodes 6 à 10) qu'il faut avoir lu avant. Les 3 tomes constituent une histoire complète et indépendante de toute autre. Celui-ci comprend les épisodes 11 à 14 (les derniers de la série), initialement parus en 2018, écrits, dessinés, encrés et mis en couleurs par Jeff Lemire. Seul le lettrage a été réalisé par une autre personne, à savoir Steve Wands.


Il y a de cela plusieurs années, Tommy Pike et Clara Lewis avaient effectué un rapprochement inattendu à l'occasion d'une fête du lycée, avec une voix off indiquant qu'un personnage en assez d'être dans un état d'entre deux. Au temps présent, 2 versions de Tommy Pike attendent sur le porche en discutant, alors que Richard et Tara ont une discussion pénible à l'étage, sur les dettes de Richard. Tara lui indique qu'elle va lui prêter l'argent et l'accompagner pour rembourser. Il accepte l'argent mais indique qu'il doit rembourser tout seul, à la fois pour la sécurité de Tra, à la fois pour son amour propre. Elle s'interroge sur ce qui a conduit à la détérioration de leurs relations familiales. Richard lui répond qu'elle sait très bien et que tout a commencé à se dégrader lors de cette fameuse fête, alors que Tommy avait 14 ans. Dans un motel de la ville Royal City, Patricia Pike vient de passer du bon temps avec Robert, son amant. Alors qu'ils discutent paisiblement au lit, elle reçoit un appel de l'hôpital lui indiquant que Peter Pike (son mari) a repris connaissance.


Dans la maison de famille des Pike, Patrick Pike & Greta (actrice) sont en train de faire connaissance avec Olive (contraction d'Olivia) qui prétend être la nièce de Patrick, la fille de Clara Lewis. Patrick reproche à Greta d'avoir déserté le plateau de tournage d'un film à plusieurs millions de dollars où elle incarnait un rôle. Elle lui rétorque qu'il a bien abandonné son contrat d'auteur chez un éditeur. Olive commence à raconter à quelle occasion elle a appris qui est son vrai père, en indiquant que sa mère est décédée. Sa révélation renvoie Patrick à ce fameux soir où Tommy est mort noyé pendant la fête du lycée. Lui, Tara et Richard s'étaient séparés pour chercher Tommy dans plusieurs directions. Richard avait été le premier à le retrouver, mais il était revenu vers Patrick et Tara seul, sans Tommy, et avec du sang sur sa main gauche, les doigts toujours serrés, formant un poing.


Le lecteur avait été un peu surpris en apprenant que ce troisième tome serait le dernier car les 2 premiers contenaient de nombreux éléments qui laissaient supposer que Jeff Lemire s'était lancé dans une saga familiale au long cours. Cela ne l'empêche pas de retrouver avec plaisir les dessins toujours aussi personnels de l'auteur, à commencer par sa mise en couleurs. Il utilise l'aquarelle pour appliquer des teintes rapides et irrégulières sur chaque surface, donnant une sensation de luminosité changeante et fugace. Néanmoins il ne s'agit pas que de camaïeux pour remplir les fonds de case, car ils donnent également une information sur la couleur dominante de la scène. Le lecteur constate également rapidement que Lemire ne se limite pas à une unique couleur délayée à l'eau pour des effets de flaque. Il met également en œuvre des traits d'autres couleurs, soit pour rendre compte de manière naturaliste de la couleur spécifique d'un objet, soit pour augmenter le relief (le rouge sur les joues des personnages), soit pour transcrire la texture (par exemple les différents verts des zones enherbées). Ce travail sur la couleur est très impressionnant car il apparait comme aussi rêche et rapide que les traits de contour, tout en étant plus doux et plus réfléchi.


Effectivement, Jeff Lemire continue de détourer les personnages, les objets et les décors, avec des traits très fins, irréguliers, interrompus, secs, pour un effet à la fois spontané et une impression de sketch sur le vif. Comme dans les épisodes précédents, les environnements sont décrits à grands traits, sans chercher le photoréalisme. Cela n'empêche en rien le lecteur de voir et de pouvoir se projeter dans des endroits très différents comme le trottoir devant l'aéroport, la chambre fonctionnelle d'un motel, le parc autour du lycée, la chambre de Tommy laissée en l'état, les tribunes d'un hippodrome, les berges de la rivière de Royal City. Les dessins de Lemire produisent un effet surprenant : ils ne décrivent pas avec précision ce qu'ils représentent. Ils reprennent à grands traits les formes pour une case simple à la lisibilité immédiate, tout en montrant les spécificités d'aménagement qui rendent cet endroit unique. Ils retranscrivent ces endroits dans toute leur banalité, avec la petite touche qui les rend étrange dans leur normalité.


Les silhouettes des personnages semblent souvent esquissées, sans phase de reprise pour améliorer la rigueur de la représentation, ou lisser les contours. Les visages apparaissent crûment, avec des rides et plis, sans apprêt, avec des expressions prises sur le vif, sans maquillage. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver cette approche peu séduisante, ou au contraire qu'il s'agit d'une façon de ne pas tricher, ou en tout cas qu'un tel esthétisme met à nu la réalité du caractère et des émotions de chaque protagoniste. Le lecteur ressent pleinement la tendresse furtive entre Clara et Tommy, le mélange d'exaspération et d'inquiétude qu'éprouve Tara face à Richard, la sérénité (elle aussi fugace) de Patricia allongée à côté de Robert, la déroute psychique de Tommy lors d'une céphalée, la compréhension déconcertante qui s'établit sans mot entre Patricia et Peter, la déroute mentale de Richard ne sachant plus quoi faire, etc. Là encore, les dessins produisent un effet étonnant. Malgré leur apparence esquissée, ils donnent vie aux personnages, avec un naturel aussi saisissant que convaincant. Le lecteur éprouve effectivement l'impression de se tenir à côté de chaque individu et de pouvoir l'observer sans fard, alors même que l'artiste n'exagère aucune expression, aucune gestuelle. Même s'il ne prête pas attention à la manière dont Jeff Lemire procède visuellement, il fait ce constat avec les 19 pages dépourvues de mot de l'épisode 12, qui décrivent autant qu'elles transmettent des émotions et des états d'esprit avec une clarté remarquable.


Le lecteur avait pu être un peu dérouté par la construction du récit, avec une révélation sur l'existence insoupçonnée d'un membre supplémentaire de la famille Pike à la fin du premier tome, et un deuxième tome se focalisant sur Tommy Pike, sans plus évoquer ce nouveau membre. En entamant ce tome, il sait qu'il s'agit du dernier et il s'interroge sur la manière dont l'auteur va conclure ce drame familial, car il n'est plus temps d'introduire de nouveaux éléments. Jeff Lemire raconte donc ce que le lecteur attendait : d'une part les circonstances du décès de Tommy, d'autre part la fin du processus de deuil pour les 5 autres membres de la famille Pike. Les dessins expriment avec évidence les nuances des relations interpersonnelles, des émotions et des états d'esprit qu'elles générèrent. De ce point de vue, l'auteur utilise avec pertinence et habileté les conventions spécifiques du genre Drame familial. Il ne réduit pas son récit à l'intrigue (Que s'est-il passé à la fête du lycée ? Qui va quitter qui ?). Il montre l'impact du décès prématuré de Tommy sur les autres membres de la famille, le poids de la culpabilité s'exprimant de manière différente pour chacun, et l'incomplétude du processus de deuil. Son récit se nourrit de la présence de 2 générations, ainsi que de moments inattendus comme l'utilisation d'un baladeur (à cassette audio) déclenchant des souvenirs associés à la musique.


Le lecteur constate qu'il s'est fortement attaché aux personnages sur le plan émotionnel et qu'il souhaite découvrir comment ils vont évoluer, car cette histoire se fonde sur le changement, d'abord celui provoqué par le décès prématuré de Tommy, puis par le sentiment insidieux de culpabilité, et maintenant par l'atteinte d'une nouvelle phase pour chaque membre de la famille. Le lecteur apprécie que Jeff Lemire ne se serve pas d'un nouvel événement provoquant ce changement, mais qu'il montre que chacun a atteint un point de non-retour impliquant un changement inéluctable. En fonction de son humeur, il peut estimer que Lemire raconte ces 5 processus avec plus ou moins de naturel. Il fait preuve d'une incroyable sensibilité pour faire apparaître la maturité affective et émotionnelle du couple des parents Peter & Patricia. Le changement pour Patrick et Greta est plus prévisible, ainsi que pour Tara et son mari. À chaque fois, l'auteur utilise avec adresse les différentes versions de Tommy qui, elles aussi, sont amenées à évoluer. L'évolution de Richard passe par une phase plus longue que Lemire étire pour mettre en évidence la nature de la difficulté qui ne se limite pas à la culpabilité. Ce cheminement reflète la difficulté liée à l'addiction, jusqu'au besoin d'aide pour s'en sortir, mais avec une forme dramatique peut-être surdosée.


Ce dernier tome vient conclure l'histoire de manière satisfaisante, avec des dessins toujours aussi personnels et expressifs, sous une apparence qui peut rebuter. Jeff Lemire mène à son terme ce drame familial, sur la base du processus de deuil, en gardant à l'esprit que chaque individu dispose de la même chose que tous les autres : une vie. À une ou deux reprises, affleurent une forme de dramatisation en provenance des récits d'action, donc pas forcément bien dosée pour ce genre de drame.

Presence
9
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le 1 nov. 2019

Critique lue 199 fois

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