Voilà un titre qui, une fois traduit en français, ne fait pas reluire l’œuvre sur laquelle il se trouve accolé. « Opération mort », dans toute la maladresse et la balourdise du nom, m’évoquait, rien qu’à la sonorité, une sorte de Shônen survival navrant comme j’en ai lu tant d’autres. Or, ce serait partir vite en besogne que de s’arrêter au titre même si, j’insiste, celui-ci ne fait pas honneur au contenu.
En anglais, la traduction a opté pour un plus prosaïque et littéral « Onward Towards our Noble Death » ou, en français « En avant vers notre noble trépas » qui, déjà, laisse mieux entendre le sujet. Le manga a ce mérite illustre qu’il a été écrit et illustré par Shigeru Mizuki, vétéran Japonais de la deuxième guerre mondiale. Ou plutôt, survivant, de la deuxième guerre mondiale. Un vétéran n’étant alors qu’un conscrit qui a eu la chance d’esquiver les balles et les bombes. Tel parcours de vie, en tout cas, a ainsi mieux de quoi crédibiliser son récit tandis qu’il nous rapportera les affres du conflit perçu à travers un regard strictement nippon. Et Dieu sait que la guerre, on la vit encore moins bien du côté des vaincus que des vainqueurs.
On sent et on sait, quand on ouvre la première page, que le manga a été illustré par un profane. Un qui ne fut pas spécialement versé dans le dessin. Et c’est d’ailleurs ce qui relève la saveur déjà épicée de qu’on nous sert. Le style, peut-être simpliste, est en tout cas pareil à nul autre. La patte graphique de l’auteur singularise son œuvre. Les dessins y apparaissent à la fois graves et enfantins, mêlant un contraste terrible considérant la thématique. Sans minauder ni se perdre dans des componctions affectées, l’auteur, d’un œil rigoureux et méthodique, nous rapporte la guerre sans l’enjoliver malgré des dessins légers et pourtant, pétris de sérieux.
Sans virer au pamphlet, bien que clairement porteur d’un message cinglant, Opération Mort répond en écho à Shigurui qui, puisant déjà dans le chapelet de l’honneur à l’époque du Bushido régnant, en démontre l’inanité. L’honneur, empiriquement, a souvent sinon toujours fait le lit de l’horreur. L’honneur, pareil à l’Amour, aux Droits de l’Homme ou Dieu – quel qu’il soit – est un prétexte ; une idéologie de cautionnement. Souhaiterait-on imposer le pire à ses semblables qu’on invoquerait ainsi son nom comme si le seul terme avait valeur de justification.
Mourir pour l’honneur, quand on a le recul nécessaire afin d’analyser la curie, revient finalement à expirer pour bien peu de choses. Et démonstration en sera faite ici.
Une démonstration dont on trouvera qu’elle a quelques accents laborieux. Ce n’est pas que le récit est trop preste dans ce qu’il énonce, mais il semble glisser sans halte, se poursuivant à la même allure, ne connaissant ni pause ni accélération. Le problème de rythme de la narration nous apparaît clair alors que ce tome unique n’est entrecoupé d’aucun chapitre. Aussi, les éléments – nombreux – se succèdent sans coupure ou repaire chronologique clair. On jurerait que le manga aurait ainsi été écrit sur une seule et même page, que l’on aurait ensuite pliée afin d’en faire un volume relié.
La brièveté du récit nous empêche de nous familiariser avec ne serait-ce que le moindre tenant de l’histoire venue nous passer devant sans nous emporter. Opération Mort se dicte comme un grand cri poussé par son auteur, qui ne s’attarde pas sur les nuances du moindre tremolo. Aussi, avec un dessin où tous les personnages se ressemblent et se distinguent en peu de choses, on peine à s’attacher à eux dès lors où ceux-ci sont de toute manière trop nombreux à se partager la vedette. Leur mort nous laisse peu de trace sur l’âme. Peut-être est-ce un bien pour un mal alors qu’on constate, à les voir mourir les uns après les autres, que l’auteur, jamais, ne cède au pathos. Lui les a vus mourir, ses camarade d’alors, mais ne cherche pas à nous dérober les larmes ; il rapporte l’atrocité tel qu'elle fut, sans musique ni effusion d’aucune sorte. Ni dramatisme ni même une fatalité lourde ne se balance en toile de fond ; il n’y a aucun temps pour les larmes ou le recueillement affecté quand les bombes pleuvent. C’est une des dures réalité de la guerre, mais une parmi tant d’autres. À la guerre, on y meurt dans la plus parfaite indifférence… mais avec honneur, attention.
Shigeru Mizuki confirme les témoignages qui furent faits de l’époque en rapportant l’obstination sourde d’officiers idéalistes qui refusent la retraite et la guérilla au nom de l’honneur et de grands principes – notamment celui du sempiternel Kusonogi. Et le tout, tandis que ceux-ci ont littéralement les deux pieds enfoncés dans la merde et les tripes encore chaudes de leurs hommes. Tout ça n’était pas une légende urbaine, et ne se sera pas cantonné à l’armée japonaise. Vous avez le bonjour des rescapés du Chemin des Dames. D’outre-tombe, mais le bonjour tout de même. Et je ne vous parle pas des conscrits cinquantenaires partis mourir pour Zelenski. J’écris cette critique le 5 décembre 2023 ; je crois que la guerre là-bas se sera achevée et qu’enfin on aura pu disperser le brouillard de guerre pour y voir les mensonges qu’on y avait tapissé par-dessus. Les fous de guerre, ça ne se sera pas borné au Japon en 1944-1945 ; l’OTAN n’a en effet pas démérité dans ce registre sordide.
Prédiction erronée de ma part. Bon courage messieurs les Ukrainiens. S'il en reste.
Et tout le bataillon de monsieur Mizuki, il s’en sera allé à la mort pour quoi ? Pour tenir un plateau qui ne revêtait aucune importance stratégique alors que chacun savait que la guerre était perdue. On animait la guerre pour le principe, parce que la machine était enclenchée et ne s’enrayait que lorsqu’il n’y avait plus d’huile d’homme pour le faire tourner.
L’horreur atteint des sommets – et il y a sans doute eu pire durant cette guerre et les autres – quand, le général, parce qu’il a déjà déclaré morts les hommes d’un bataillon, décide de les conduire à une nouvelle charge suicidaire lorsqu’il apprend que ceux-ci ont judicieusement déserté la précédente. En temps de guerre, sache-le si tu te fais un jour appeler bidasse, ton premier adversaire, c’est ta hiérarchie et la mitraille que tu trouveras dans ton dos.
Ce récit, trop authentique pour qu’on ose en contester la véracité glaçante, c’est la guerre vue et exprimée par celle qui l’ont faite. C’est-à-dire autre chose que ce qu’en relatent mièvrement des artistes flâneurs décidément trop prompts au tire-larme afin de ternir le vrai dans un récit grave.
À la prochaine fois qu’on vous exaltera Verdun et autres joyeusetés advenues sous bombes et obus, vous aurez, avec Opération Mort, le juste argument pour leur faire fermer leur gueule, à ces chroniqueurs du désastre. La guerre est toujours plus noble lorsqu’on s’est abstenu de la faire. Si des hommes tels que Shigeru Mizuki ont pu survivre afin de nous rapporter leur témoignage, c’est sans doute afin qu’on ne se laisse pas prendre dans ce remarquable piège à couillons. Vous voulez faire honneur aux morts de quelque guerre que ce soit ? Inspirez-vous de leur souffrance pour ne pas avoir à subir leur sort à votre tour.
Peut-être l’atome ne vous laissera pas cette chance. C’est compliqué, l’honneur, quand tout commence et se termine par un faisceau précédent de peu le champignon qu’il invoque.