Peter Pan a bel et bien quitté les ruelles et les brouillards de Londres pour investir le Pays Imaginaire, où son sort doit se jouer. La topographie et les habitants de ce Pays Imaginaire ont évidemment un rapport avec les rêves de l'enfance, où se complaît le héros, mais, un peu comme dans "Inception", on peut distinguer des niveaux différents d'accessibilité et d'inconnu.
On peut estimer que le passage de Peter Pan des rues de Londres au navire du Capitaine Crochet, aussi arbitraire qu'imprévisible, constitue la sortie du monde "réel"pour le monde rêvé de l'enfance : Peter est d'ailleurs ravi de jouer au pirate, et ce n'est pas l'immoralité de cette carrière qui suscite chez lui beaucoup de scrupules. Ceci est significatif, dans la mesure où, dans le reste de l'album, Peter se trouve dans plusieurs situations où son éducation est à faire : il vexe plusieurs personnes qui pourraient être ses alliées, doit apprendre à agir avec tact et diplomatie, à demander pardon (planche 53), et à se confronter avec le monde féminin, qui apparaît nettement multiple dans cet épisode : Clochette la caractérielle (planches 48, 56), la jolie Indienne Lys Tigré (planche 61), les sirènes qui se promettent de faire son "éducation" juste après avoir manqué de le noyer (planches 55 à 58)... Peter doit apprendre à être chef parmi ses amis (c'est-à-dire savoir accepter certains renoncements pour donner sens et hiérarchie à son existence - planche 49). De surcroît, son enfance problématique le confronte avec l'image de sa mère, et ce n'est pas de la tarte...
Le Pays Imaginaire est donc constitué de plusieurs niveaux qui ne communiquent pas forcément aisément entre eux (indice de défenses et de conflits dans l'Inconscient). Crochet (toujours pas de "crochet" en vue, d'ailleurs) a beau être le pirate cruel et barbare classique des aventures enfantines, son comportement n'en est pas moins rationnel : il cherche un trésor, et emploie tous les moyens pour mettre la main dessus. Pas forcément sympa, mais enfin l'objectif visé n'a rien d'extravagant. Autant qu'on puisse le voir, Crochet est un adulte bloqué dans son narcissisme (il a peur de voir couler son propre sang, planche 43), et refusant toute compassion pour tout ce qui concerne les autres. On apprend que le trésor convoité par Crochet semble bien n'avoir de valeur que dans l'imagination du pirate, trop accro à ses rêves d'enfant (planche 47). Point de doute : Crochet est la version "adulte immature" de Peter Pan, et Peter doit donc le combattre sous peine de consumer sa vie dans des entreprises illusoires.
Les satyres vivent au même niveau qu'une tribu d'Indiens, très style western, tendance iroquoise. Mais, sur l'île elle-même, un niveau à peu près inaccessible existe : c'est celui d'Opikanoba; il s'agit d'une partie de l'île redoutée de tous ses habitants, jusqu'à leur coller une panique infecte dès qu'on en approche. Visiblement, il y rôde une charmante créature qui vous coupe en deux tripes à l'air, ou vous arrache les bras, et plus si affinités. Ce domaine est celui de la Peur, où l'on voit se matérialiser ses pires cauchemars, qui vous détruisent physiquement si vous êtes conscient. Peter Pan a de la chance : suite à quelques mauvais traitements, il est inconscient quand ses copains le traînent à travers cette zone. Sauf qu'il se réveille alors qu'il n'en est pas encore sorti, et, bien sûr, comme sa peur majeure est celle de sa mère, eh bien il rencontre sa mère, mais je laisse au lecteur le plaisir de la suite.
Opikanoba (titre de cet épisode) est donc la zone de l'Inconscient la plus refoulée parce qu'elle contient les émotions et les sentiments les plus capables de vous détruire. On ne s'étonne pas qu'elle soit dissimulée par une épaisse couche de brouillard. Peter Pan a donc bien entamé sa psychanalyse en entrant dans ce domaine infernal.
Crochet se fait des ennemis des habitants de l'île devant laquelle son navire est mouillé. A la fin du tome précédent, on pouvait croire que cette île n'était peuplée que d'improbables sirènes pas très au fait des notions de temps et de durée. Déjà, on glisse un peu en dehors du monde des aventures classiques style "L'Île au Trésor". Mais voilà, cette île est bien complexe et bien peuplée. D'abord, il n'y a pas que des sirènes, mais un vrai Club Med de la mythologie classique : satyres, centaures, elfes, fées, gnomes, korrigans (liste explicite page 54). Les pirates sont des personnages certes antipathiques, mais réalistes, mais les derniers cités relèvent d'un autre niveau : celui du fictif intemporel. Cela fait donc trois niveaux différents : Londres, les pirates, les satyres et leurs copains.
Coïncidence pleine de sens : le mythologique copain de Peter qui le traîne à travers l'île s'appelle... Pan, et, en effet, en a le physique. Pour ne pas confondre, on est donc bien obligé de distinguer à ce moment-là "Peter" et "Pan", ce qui renvoie à une dissociation de la personnalité.
Relevons que le crocodile a avalé l' "Odyssée" paternelle que Peter Pan trimbalait avec lui; cela peut faire sens dans la suite (planche 8).
Résumons les différents niveaux :
* Londres - niveau du réel, peuplé d'un Peter Pan isolé, sans prise sur les évènements
* Les Pirates et Crochet : niveau des rêves d'enfants explicites : l'aventure, la piraterie, où Peter Pan court le danger de se métamorphoser en Crochet, adulte immature coureur de chimères
* Les satyres, les sirènes, les centaures, les Indiens: niveau de l'intemporel, où la personnalité du héros est décomposée en plusieurs personnages de fantaisie, généralement amicaux et adjuvants,et porteurs de conseils en faveur de l'unification de la personnalité de Peter.
* Opikanoba : niveau sombre des zones refoulées de l'inconscient, lieu des métamorphoses, des terreurs et des destructions les plus redoutables. L'Ombre du Héros. Intemporel récurrent tant que les conflits ne sont pas réglés.
Loisel a décidément rendu son dessin plus lisible et plus séduisant : vignettes plus grandes, couleurs variées et contrastées... Malgré son peu de goût manifeste pour fignoler les décors, on exprime de la satisfaction devant le douillet petit château arrière du navire de Crochet (planche 1), les étranges stèles curieusement perforées à l'entrée de l'Opikanoba (planche 29), une belle image de jungle (planche 45).
Parfois un peu lourdement éducatif, mais on a son compte de discours psychologique.