Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2016, écrits par Jeff Lemire, dessinés et encrés par Dean Ormston, avec une mise en couleurs réalisée par Dave Stewart, et un lettrage effectué par Todd Klein. Ce tome se termine avec une dizaine de pages d'études graphiques, des pages de Who's who, et une postface de 4 pages rédigée par Jeff Lemire.
Quelque part dans une région rurale des États-Unis, non loin d'une petite ville, Abraham Slam, un fermier, nourrit ses cochons, trait ses vaches, rentre le foin, tout en se parlant à lui-même à haute voix, rabâchant que cela fait 10 ans que ça dure, suite à un événement catastrophique non explicite. Le travail étant terminé, il rentre vers le bâtiment d'habitation de la ferme. Assise sur le porche, Gail, une femme dans le corps d'une fillette de 9 ans, est en train de s'en griller une. Elle le salue avec quelques propos grossiers, et s'envole dans le ciel pour ne plus avoir à subir ses remarques. Abraham Slam pénètre dans la maison et enlève ses souliers crottés. Il salue Talky Walky dans la cuisine, une sorte de robot anthropoïde en train de préparer le repas. Barbalien (un être anthropoïde avec une peau rouge et crevassée) fait des remarques sèches et cassantes, pendant que Colonel Weird flotte tel un spectre à travers la table.
Barbalien sort de la cuisine et va rejoindre Gail sur le toit pour broyer du noir avec elle, évoquer le bon vieux temps quand ils étaient des superhéros à Spiral City. Talky Walky sort pour se rendre la grange. Il y est rejoint par Colonel Weird qui tient des propos décousus pendant que Talky Walky travaille à achever sa nouvelle sonde. Abraham Slam décide de se rendre en ville dans un vieux pick-up. Il est accompagné par Gail et Mark Marz (Barbalien). Abraham va prendre un café au diner du coin, et papoter avec Tammy, la propriétaire de l'établissement et serveuse. Mark Marz va se promener du côté de la paroisse et échanger quelques mots avec le père Quinn. Gail est ramené au diner par le shérif Redd Trueheart qui l'a surprise en train de voler un paquet de clopes. Le petit groupe prend congé du shérif et rentre à la ferme. Abraham va se recueillir sur un marteau déposé un peu à l'écart de la ferme, et il y est rejoint par les autres.
Dans la postface Jeff Lemire indique que cette série est un projet qui a longtemps mûri, depuis 2007, et qu'il l'avait déjà proposé à Dark Horse des années de cela, mais que finalement il avait réalisé d'autres projets. Il explique également qu'il a lui-même choisi Dean Ormston comme artiste, faute de pouvoir dessiner la série lui-même, et parce qu'il voulait absolument un artiste qui ne dessine pas à la manière des comics de superhéros traditionnels. Enfin, il indique qu'à l'origine cette série devait lui permettre de mettre en scène des superhéros, à une époque où il pensait qu'il ne pourrait jamais écrire ceux de DC ou de Marvel. Il s'est bien rattrapé depuis. Le lecteur se retrouve donc à la fois en terrain familier, et à la fois devant des superhéros à nul autre pareil.
À l'évidence, un superhéros qui manie un marteau, c'est Thor, de préférence la version Marvel, sauf qu'il n'apparaît que dans quelque case, qu'il ne porte pas du tout le costume de Thor (même pas de cape), et qu'en plus son marteau est noir. Mais en fait ces personnages ne se comportent pas en superhéros. Ils évoquent un passé révolu depuis 10 ans, des combats contre des supercriminels dan une ville fictive, un peu comme Metropolis ou Central City dans l'univers partagé DC. Ils sont sous le coup d'une forme d'exil qu'ils subissent, dans un recoin intemporel des États-Unis. L'un d'entre eux n'est pas loin de s'y faire, mais les autres souffrent de leur apparence ou de leurs pouvoirs, se retrouvant totalement inadaptés et inutiles. Effectivement, les dessins de Dean Ormston ne magnifient pas la force physique des superhéros, ou leurs superpouvoirs spectaculaires. Gail a l'apparence d'une enfant aigrie. Barbalien semble souffrir d'une vilaine maladie de peau. Le corps robotique de Talky Walky semble tout droit sorti d'un film de science-fiction des années 1950, aussi obsolète que malhabile. Madame Dragonfly n'est qu'une vieille femme avec une teinte verdâtre.
Les personnages se résignent donc à une situation qu'ils doivent subir, sans grand espoir de pouvoir retrouver leur vie d'avant. Le récit comprend quelques retours en arrière, montrant ces superhéros du temps de leur activité avec utilisation de leurs superpouvoirs, mais Jeff Lemire ne présente pas cette époque révolue, sous une forme parée de gloire. C'était déjà des combats à l'époque, avec au mieux une reconnaissance professionnelle pour le colonel Weird, au pire des pouvoirs déjà aliénants (pour Madame Dragonfly), et des combats contre le mal qui se succédaient. La mise en couleurs participe à ce ressenti. Dave Stewart rehausse discrètement les ambiances lumineuses, et le relief des surfaces, en utilisant une palette assez terne. Cela renforce la sensation crépusculaire du temps présent, ainsi que l'aspect révolu d'un âge d'or passé, mais qui n'était pas si riant que ça puisque ses couleurs se sont également ternies.
Précédemment, Dean Ormston avait essentiellement travaillé avec Mike Carey sur la série Lucifer, avec déjà une apparence très particulière de ses dessins. Il trace des traits de contours assez fins, sans arrondi pour polir les formes. Il marque les visages de petits traits secs (les yeux cernés de Gail), ainsi que certains éléments du décor, et ses traits ne sont pas toujours bien droits. Cela confère à la fois une impression d'usure, de surfaces marquées par le temps, et d'une réalité râpeuse. En fonction de ce qu'il représente, il utilise également des aplats de noir aux formes elles aussi irrégulières, que ce soit pour marquer le visage de Madame Dragonfly (lui donnant un petit air sinistre), ou pour figurer les ombres portées. Il a l'adresse nécessaire pour donner une apparence spécifique à chaque personnage, y compris les humains normaux, à la fois ordinaire et vivante. Il les rend très expressif, parfois en exagérant légèrement un détail, comme la toute petite bouche de madame Roundtree la directrice de l'école, le menton carré d'Abraham Slam ou les petits yeux perçants du shérif Redd Trueheart.
Dean Ormston représente les arrière-plans avec une bonne régularité, augmentant le niveau de détails fréquemment. Le lecteur se rend compte qu'il peut laisser son regard faire le tour de la cuisine pour y voir les équipements, qu'il ne manque pas une tuile au toit, que la grand rue de la petite ville présente un urbanisme réaliste, que la vue du ciel des gratte-ciels de Spiral City coupe le souffle, qu'il ne manque pas une seule planche à la façade de l'église, et que la chambre Gail est complètement aménagée. En y prêtant attention, il constate que Dean Ormston représente ces éléments sans mettre en avant les symptômes de la modernité. A contrario, l'artiste insiste plus sur les maques de la nostalgie pour les séquences dans le passé. Il y a donc la forme du robot Talky Walky, mais aussi l'architecture art déco de Spiral City, ou encore la forme de la fusée du colonel Weird qui rappelle la science-fiction des années 1950. Ce choix de représentation est en phase avec la nature du récit.
Sans prendre en compte les références à DC ou Marvel, le lecteur découvre l'histoire de superhéros extraits de leur milieu naturel et mis sur la touche. Il fait plus ample connaissance avec eux à l'occasion des retours en arrière, avec leurs origines secrètes (c'est indiqué dans le titre) vaguement stéréotypées. Il ressent rapidement une réelle empathie pour leur situation, que ce soit l'adulte prisonnière d'un corps d'enfant, l'homme d'âge mur se voyant bien s'installer dans ce coin tranquille, le pauvre colonel à l'esprit dérangé ou encore Mark Marz, plus introverti et tiraillé par l'envie de passer outre ses appréhensions. Jeff Lemire utilise bien les conventions les plus ridicules des récits de superhéros, mais dans le même temps il raconte une histoire mettant en scène des adultes, en proie au regret, au doute, mais aussi incapables d'abandonner tout espoir.
En prenant en compte les références à DC ou Marvel, le récit acquiert une autre dimension pour un lecteur familier des superhéros. Avec l'origine d'Abraham Slam, il reconnaît de suite le modèle original : l'histoire de Steve Rogers devenant Captain America. Il en va de même pour Barbalien (au diminutif si affectueux de Barbie) : le nom Mark Markz est bâti sur le modèle de celui de J'onn J'onnzz, Limier Martien de DC Comics, ce qui est confirmé par son origine. Golden Gail est une variation sur Billy Batson et son double Captain Marvel. Madame Butterfly évoque l'une des sorcières accueillant les visiteurs dans la Maison de l'Horreur (DC). Talky Walky rappelle des robots comme M-11, le robot humain des Agents de l'Atlas (Marvel). Le cas du colonel Randall Weird est un peu plus complexe car il semble être un amalgame de Captain Comet & Adam Strange. Jeff Lemire s'avère très fort car il parvient à établir le lien avec les originaux, et à faire exister ces variations à part entière, comme le font Kurt Busiek & Brent Anderson dans la série Astro City. Du coup pour ce lecteur chevronné, la lecture gagne une saveur supplémentaire extraordinaire, à la fois nostalgique, et à la fois innovante, grâce à cette relecture de personnages devenus des clichés, et dans lesquels Lemire parvient à insuffler de la nouveauté. Il parvient à revitaliser aussi bien un personnage aussi utilisé que Martian Manhunter, que celui de Swamp Thing. À chaque fois, il leur donne un comportement et des préoccupations adultes, sans pour autant les salir ou les dénaturer.
Arrivé à la fin de ce premier tome, le lecteur sait qu'il vient de lire un prologue et que le cœur du récit reste encore à venir. En comparant avec d'autres œuvres de Jeff Lemire, il se rend compte que Dean Ormston participe à nourrir l'intrigue et à lui donner plus de corps, plus de substance. L'intrigue principale constitue un solide fil conducteur sur la base d'un mystère (pourquoi ces superhéros se sont ainsi retrouvés écartés ?), avec un goût de métacommentaire, mais sans que l'auteur n'insiste dessus. Les variations sur des superhéros existants relèvent plus de l'usage de conventions que de métacommentaires, et Jeff Lemire réussit à en faire des personnages aussi familiers qu'originaux. En particulier, Randall Weird est autant un explorateur d'autres mondes, aventurier spatial expansionniste, qu'un individu secoué par une expérience non linéaire du temps, évoquant par moment Jon Osterman sous sa forme de Docteur Manhattan. Assurément, il tarde au lecteur de lire le tome 2.