Je suis morte… je suis déjà morte… j’ai déjà connu cette
sensation… plusieurs fois… cet abandon de soi… la perte de son corps,
le goût du sang dans la bouche… et puis rien…, plus rien… pas même le
temps de la douleur… ce saut dans le vide… j’ai déjà connu ça et je
l’attends encore… je l’espère… pour bientôt…
Le second volume de Où le Regard ne Porte pas... s’ouvre au cœur dense d’une jungle imprécise sous le poids de ces mots. Loin de l’enfance maintenant, les quatre gamins du premier tome se retrouvent vingt ans après pour
une quête mystique et fantastique
qui leur révèlera bien plus sur ce qui les lie que tout ce qu’ils auraient pu imaginer.
Georges Abolin joue la césure du temps qui file, et assume sans détour une nouvelle forme pour terminer le récit, quand Olivier Pont tient la cohérence et la continuité dans les regards, dans les portraits, dans le dessin.
D’Istanbul où les trois garçons retrouvent l’amour de leur enfance, les quatre amis s’embarquent pour l’Amérique du Sud et ses mythes perdus dans la jungle amazonienne. Vingt ans après cette enfance au soleil insouciant, le scénario les amène à reprendre le cours d’une existence interrompue trop brusquement.
Explorations géographiques autant qu’intimes et personnelles,
l’aventure qu’ils affrontent alors ensemble dans la moiteur étouffante des nerfs qui s’accrochent porte dorénavant en elle plus de poids que celles, éphémères, de leurs enfances. Sur leur chemin, la rencontre d’un ermite qui découvre l’étrange talisman sculpté des amis va doucement amener la réponse à ces questions essentielles, existentielles, qui depuis vingt ans empêchent les trois garçons de s’émanciper de leur enfance, de vivre leur propre vie d’adultes.
Le plaisir graphique est toujours là : Olivier Pont continue de développer ses portraits ronds en y cassant les lignes au bel angle.
Une étrange justesse de l’imperfection humaine.
Couleurs vives, décors denses, dessin urbain témoin de l’effervescence industrielle de l’entre-deux guerres, c’est encore un album visuellement très riche, un regard tendrement lâche autant qu’impressionnant de minutie sur une histoire émotionnellement ardue.
Un régal de bande-dessinée.
Au terme de l’aventure, Où le Regard ne Porte pas… se dévoile variation autour de la réincarnation avec, au cœur énergétique des passages,
l’amour comme seule persistance obstinée de nos vies antérieures.
C’est en se laissant couler sur la conclusion qu’alors la poésie de l’œuvre prend tout son sens, toute l’ampleur nécessaire pour structurer à rebours le récit : c’est bien là que le talent de Georges Abolin prend corps. Intelligemment et sans détour. Le dessin d’Olivier Pont, canal sublime, orne de merveilles graphiques autant qu’il joue avec plaisir et textures de la construction narrative, ce récit mystérieux et tendre.
Où le Regard ne Porte pas…, le cœur va.