Le mensonge marche, comme l’estropié, avec des béquilles.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une histoire autour du peintre Pieter Bruegel (1525-1569). Son édition originale date de 2015 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par François Corteggiani pour le scénario, Mankho (Dominique Cèbe) pour les dessins, par Bonaventure pour les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, rédigé par Dimitri Joannidès, intitulé Philosophe du burlesque, composé de sept parties intitulées : Une inspiration flamande, Un fin observateur de son siècle, Le premier homme des tavernes, Un révolutionnaire au cœur simple, La danse pathétique des cinq mendiants, Le fondateur d’une dynastie, Une disparition prématurée.


Bruxelles, le cinq juin 1568, le bourreau cagoulé de noir attend les deux condamnés à mort. Dans l’immense palais, le conseiller se permet de dire au duc d’Albe qu’il n’aurait pas dû faire ça, ce à quoi son interlocuteur répond qu’il le sait. Il ajoute que ce qu’il aurait dû faire, c’est de s’assurer de la personne de Guillaume d’Orange, et ce avant qu’il ne quitte Bruxelles pour se réfugier en Saxe, chez son beau-père. La charrette continue d’avancer lentement, tirée par un cheval, vers le gibet, scène observée discrètement par un individu barbu avec un petit chapeau, derrière la rangée de curieux. Le duc d’Albe continue : les comtes d’Egmont et de Hornes seront décapités pour l’exemple. Il répond à son conseiller : peu importe que cela horrifie la populace qu’on touche à ces personnes, du moment que cela les terrifie en premier lieu. Il espère que cette exécution calmera l’ardeur de ces calvinistes, iconoclastes et de tous les protestants. Même si ce sont des catholiques, il estime que ce sont avant tout des traitres, des opposants forcenés à la politique du bon roi Philippe II. Des gueux comme ils aiment à se nommer depuis ce bon mot de monsieur de Berlaymont. Le seigneur du Breucq, Guislain de Haynan en tua trop peu dans ces marais, l’année dernière.


Les comtes d’Egmont et de Hornes ont gravi les marches, les mains attachées dans le dos. Ils se tiennent devant le bourreau. Ils s’agenouillent, et le bourreau abat son épée pour leur trancher la tête. Dans le palais, le duc d’Albe continue de marteler sa position : le duc d’Egmont était le gouverneur de la Flandre et de l’Artois, c’est du passé. Lui et les autres, tous les autres, vont regretter amèrement que ce ne soit plus Marguerite de Parme qui les gouverne. Il révèle à son conseiller que des reitres bien informés, et surtout grassement payés par ses soins, sont sur les traces du seigneur de Nassau, prince d’Orange. Le conseiller fait observer qu’il n’est pas seul, dit-on, à guider la révolte. On parle de trois hommes, peut-être cinq… Bourgeois, nobles ou paysans dont on ignore tout et d’autant moins le nom et le faciès. Le duc d’Albe en fait son affaire : un homme torturé a révélé le signe de reconnaissance utilisé par les rebelles, il s’agit un tableau de format réduit.


Voilà qui est déconcertant : le lecteur tourne la dernière page sans être bien sûr que Pieter Bruegel figure dans ce récit ! Une certitude : la présence du tableau Les mendiants (1568), attribué à Pieter Brueghel l'Ancien (oui, parce que les auteurs ont préféré l’orthographe plus simple de Bruegel, plutôt que celle qui fait autorité avec un H). Pour le reste, le lecteur assiste à une opération militaire dans la répression d’un mouvement de rébellion en Belgique. D’ailleurs, il est possible qu’il perde rapidement pied s’il s’élance dans cette lecture sans quelques connaissances historiques. Le scénariste énonce bien des noms, des alliances, quelques éléments de contexte, sans les détailler. Un petit tour sur des sites de référence permet de mieux saisir ce qui se passe. Le lecteur peut commencer par le duc d’Albe : Ferdinand Alvare de Tolède y Pimentel (1507-1582), un Grand d'Espagne qui a exercé les fonctions de régent des Pays-Bas espagnols, à partir de 1567, au début de la guerre de Quatre-Vingts Ans, sous le règne de Philippe II. La scène introductive de peine capitale correspond à une décision dudit vice-roi, dans le cadre de sa mission confiée par Philippe II, en qualité de chef de la Contre-Réforme catholique, après avoir mis en place un organisme judiciaire exceptionnel, le Conseil des troubles. Lamoral, comte d'Egmont (1522-1568) est un général et un homme d’État des Pays-Bas des Habsbourg, ayant exercé la fonction de gouverneur de la Flandre et de l'Artois. Le comte de Hornes (vers 1518-1568, Philippe II de Montmorency-Nivelle) est un noble des Pays-Bas bourguignons et des Pays-Bas espagnols, parent du comte d’Egmont. Leur exécution sert de point de repère historique pour le début de Guerre de Quatre-Vingts ans qui aboutira à la reconnaissance par l'Espagne, en 1648, de l'indépendance de la République des Provinces-Unies.


Pour autant, le lecteur peut se lancer dans cette histoire sans bien saisir la complexité du contexte historique, en s’attachant plutôt à l’intrigue telle qu’elle apparaît au premier degré. Les Pays-Bas sont sous le joug du gouvernement Philippe II (1527-1598), roi d’Espagne, il existe un mouvement de rébellion. Le duc d’Albe représentant de l’autorité du roi d’Espagne a mis en œuvre des actions de répression : exécutions pour trahison, réseau d’espions, interrogatoires sous la torture, action militaire pour exterminer les rebelles. À partir de la page dix, l’envoyé du duc d’Abe arrive à la tête de plusieurs dizaines d’hommes dans un village où se trouveraient soit les traîtres et rebelles à l’autorité du roi d’Espagne, soit le ou les auteurs du petit tableau qui sert de signe de reconnaissance. En effet, plus individus du village conspirent contre le roi d’Espagne, et ils se sont préparés à la venue des forces armées. Celles-ci sont menées par un individu masqué : Don César Blasco de Lopez, surnommé le diable rouge, ou également la main gauche du démon, et portant un masque rouge intégral orné de deux cornes de bouc. Le récit se focalise alors sur quelques heures dans une journée : les villageois résistant à la force armée.


La narration visuelle s’inscrit dans un registre descriptif et détaillé, hérité de la ligne claire, engendrant une immersion tangible pour le lecteur. L’artiste a effectué un solide travail de recherche pour réaliser une reconstitution historique consistante. Après une case de la largeur de la page avec un très gros plan sur les yeux du bourreau, le lecteur bénéficie d’une autre case de la largeur de la page représentant les étages supérieurs de l’hôtel de ville de la grand-place de Bruxelles, avec une minutie impressionnante. Troisième case de la largeur de la page : le lecteur prend le temps de regarder les bâtiments en arrière-plan des deux comtes, avec un grand soin apporté aux rambardes en pierre taillée du premier étage. Il ralentit également sa lecture pour admirer les poutres apparentes de la salle où se tiennent le duc d’Albe et son conseiller, les boiseries, bancs, table et chaises. Puis il les suit alors qu’ils empruntent un escalier menant à des pièces souterraines sous voute, en jetant un coup d’œil à la lourde porte en bois avec ses ferrures, aux arches, et aux supports des bougies et des torches. Lorsque le récit passe dans le village, l’artiste apporte le même soin minutieux à la représentation des différents bâtiments, extérieur comme intérieur, aux ponts. Il remarque la grande case de la largeur de la page dans la planche onze : une déclinaison du tableau Chasseurs dans la neige (1565) du peintre. Il note également le soin apporté aux tenues vestimentaires : celles sophistiquées du duc et des citadins, celles plus simples et pratiques des paysans.


Alors que le détachement militaire arrive à la ville enneigée, le lecteur peut voir la voir depuis une position en hauteur, s’étalant devant lui, y compris le fleuve et les ponts, qui joueront un rôle par la suite. Il peut suivre la progression du rebelle qui s’enfuit par les toits, il note en passant l’isolation dans un grenier. Il souffre pour le soldat recevant une pierre en pleine mâchoire. Il sourit en voyant deux paysans bloquer une des portes de la ville, grâce à une charrette coincée et l’explosion de tonnelets de poudre qu’elle transporte. Il retient son souffle alors que le fuyard traverse la rivière gelée à pied. Il suit aisément la manière dont les soldats se retrouvent regroupés dans la grande place, conformément à la stratégie des paysans. La narration visuelle raconte chaque action avec une grande clarté, le lecteur établissant inconsciemment un parallèle avec André Juillard et les tomes de la série Masquerouge, avec Patrick Cothias. Il est pris de court quand une forme de surnaturel s’immisce dans la confrontation.


Mais quand même, où est passé Pieter Bruegel ? Le lecteur se souvient qu’il figure en bonne place sur la couverture : c’est cet homme qui se tient derrière le diable rouge. En y repensant, il se rend compte qu’il a vu ce visage ailleurs : dans la dernière case de la première planche. Il fait ensuite le lien avec son tableau Les mendiants, et avec le contexte politique, éventuellement après avoir effectué les recherches nécessaires. Il se lance dans le dossier en fin de tome, et il parvient aux paragraphes consacrés audit tableau. Dimitri Joannidès passe en revue les différentes interprétations qui ont pu en être formulées. Une simple scène de la vie quotidienne, avec une marque inattendue d’empathie du peintre au dos du tableau (Estropiés, courage, que vos affaires s’améliorent). Ou bien il écrit : Chacun de ces mendiants pourrait représenter une classe de cette société malsaine et corrompue courant à sa perte, c’est-à-dire la monarchie, l’armée, la bourgeoisie, les paysans et les ecclésiastiques, chacune identifiée par son couvre-chef. Ou encore les auteurs ont pu choisir une autre interprétation : le tableau serait une version déformée de la Révolte des gueux, des calvinistes essayant de mobiliser la petite noblesse et la grande bourgeoisie pour combattre la domination espagnole. Ce qui semble correspondre exactement à la présente intrigue.


Dans cette collection, l’horizon d’attente implicite consiste à réaliser une biographie, parfois partielle, d’un grand peintre. Ce tome sort du lot par son parti pris. Le grand peintre ne figure que dans une case et sur la couverture : il n’est pas question de sa vie, qui est assez mal connue. En lieu et place, la narration visuelle réalise une belle reconstitution historique bien nourrie et détaillée, et raconte une histoire d’attaque de soldats espagnols contre un village flamand abritant des rebelles. Le scénariste place le tableau Les mendiants au centre de cette révolte, mettant en scène l’une des façons d’interpréter l’œuvre de Pieter Bruegel, et l’artiste y glisse des allusions visuelles comme à la toile Chasseurs dans la neige. Déconcertant, et totalement convaincant.

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le 27 oct. 2024

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