La carrière du dessinateur japonais Tetsuya Tsutsui débute à Trappes dans les Yvelines, une nuit de 2004. Dans le HLM d’Ahmed Agne, qui vient de créer, avec Cécile Pournin, les éditions Ki-oon. Il cherche des mangas à publier et se tourne rapidement vers des auteurs débutants, lorsqu’une nuit il tombe sur le site de Tsutsui qui a mis en accès libre son premier manga.
«Comme beaucoup d’aspirants mangakas, j’ai été assistant pour d’autres auteurs, explique sobrement le Japonais de passage en France pour défendre son dernier manga au Salon du livre en mars. J’ai tenté des concours pour être remarqué, ça n’a pas marché… Du coup, j’ai mis mon premier livre en ligne, afin que ça ne soit pas perdu pour tout le monde.»
Duds Hunt paraît en France fin 2004. Les 10 000 exemplaires sont rapidement épuisés. Un succès salvateur pour Ki-oon et un tremplin pour l’auteur qui trouve un éditeur au Japon.
Tsutsui poursuit dans la veine du thriller avec Reset, puis Manhole. Première crispation en 2006. Ahmed Agne:
«Il s’est engueulé avec son éditeur japonais qui voulait rallonger Manhole. Il a refusé et, pendant trois ou quatre ans, n’a plus réussi à faire avancer ses projets. Il avait déjà beaucoup souffert au début de sa carrière et envisageait de renoncer au manga. Nous, on passait deux fois par an au Japon et, finalement, on lui a proposé de financer nous-mêmes sa création. Avec un pacte moral : une fois qu’on s’est mis d’accord sur le projet, on ne lui demande plus de réécrire la fin ou d’étirer son histoire.»
Prophecy voit ainsi le jour chez Ki-oon en 2012, avant d’être récupéré par l’énorme maison Shueisha…
Nouvelle crispation avec le Japon, un an plus tard, alors que l’auteur fait un tour sur les sites qui vendent ses mangas. Une vieille habitude. «J’ai découvert le commentaire d’un lecteur qui ne comprenait pas pourquoi Manhole était classé comme "œuvre nocive".» Sans qu’il ait été prévenu, un comité de Nagasaki a jugé que son polar constituait «une incitation considérable à la violence et la cruauté chez les jeunes». Depuis des mois, l’ouvrage est retiré des librairies et des bibliothèques du département. En cause, notamment, une planche représentant un type suant à grosses gouttes, hagard et à poil dans les rues de Sasahara. Couvert de vase. Sauf que le comité prend la fange pour du sang… Comble du grotesque, l’avis ne concerne que le premier des trois tomes de la série. Tsutsui fait appel, pour comprendre. Une farce qui dure une trentaine de minutes, le temps de statuer sur 33 autres titres.
«Plusieurs auteurs ont été victimes de ce genre de censure. J’ai essayé de les pousser à agir, mais je n’ai eu qu’une réponse, d’un mangaka qui ne sait pas s’il va faire appel. Le problème, c’est que les dessinateurs sont trop occupés. Quand on doit tenir une publication hebdomadaire, il est impensable de se consacrer à ce genre de cause.»
Isolé, lessivé, l’auteur se tourne une nouvelle fois vers la France. «Pendant des années, j’ai eu envie d’écrire sur la liberté d’expression, mais je ne trouvais pas de façon de rendre ça intéressant. Au moins, ce qui s’est passé m’a donné une expérience sur laquelle me reposer.»
Poison City, dont le premier des deux tomes vient de paraître, voit le jour au croisement de cette censure et d’un projet, plus ancien, de BD documentaire sur le comic bashing, ce maccarthysme culturel qui a contraint la BD américaine à bannir violence et sexe. Tsutsui transpose ce «nettoyage culturel» dans le Japon de 2020, où une vague de puritanisme tente de ripoliner l’archipel à la veille des JO. La croisade se cristallisant sur un manga. Avec une approche aussi frontale de sa propre situation, on pourrait craindre que Tsutsui tombe dans la vindicte un peu bas du front. Au contraire, Poison City se concentre sur les petites dérives, se positionne du côté des auteurs plutôt que des censeurs. Il scrute les compromis que chacun accepte et cet instinct de préservation qui pousse à l’autocensure. «Il existe beaucoup de mangakas qui se font une raison et s’autocensurent pour s’attirer les faveurs d’un éditeur. Je ne sais pas exactement ce qu’ils ont en tête lorsqu’ils passent ce genre de cap…»
Défendre la liberté est une chose, mais peut-on se moquer du Prophète ?
«La liberté d’expression ne se soustrait pas au devoir de responsabilité. La plupart des Japonais pensent qu’il n’est pas correct de se moquer des croyances des autres. Moi, j’essaie de m’autoréguler, mais je refuse de m’interdire d’aborder un sujet.»
A force de prendre des coups, Tetsuya Tsutsui a finalement appris à louvoyer.
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