En 2010 deux auteurs alors peu connus, Golo Zhao et Jean-Marie Omont lancent une série chez un petit éditeur dans un format à l’italienne, et qui aurait donc pu rester confidentielle. Audacieuse et touchante, elle racontait la vie d’enfants après l’invasion de la Chine par le Japon en 1937, un sujet assez sensible et peu abordé dans la production éditoriale japonaise. Mais La balade de Yaya au fil de ses 9 tomes, de ses hors-séries et même de ses intégrales est arrivé à s’imposer dans le paysage éditorial jeunesse.
D’autres titres suivront, entre la Chine et la France, les patries de Golo Zhao, où son trait sensible et rond compose des pages où les personnages sont rois, toujours au premier plan, le plus souvent mis en valeur, mais dont les fêlures apparaîtront parfois plus loin. L’auteur se charge lui-même de la colorisation, un domaine qu’il se réserve avec raison plutôt que de voir son travail sabordé. Ses couleurs sont franches mais douces, comme ici où l’emploi de teintes froides correspond tout à fait au sujet abordé.
Le centre de ce récit, c’est Lili Zhang, une petite fille qui vit dans un village très pauvre dans le sud de la Chine. Distraite et lunaire, ses résultats scolaires sont mauvais et elle n’a pas d’amis, hormis Xiaoyin, une écolière un peu brutale et qui souffre d’un léger retard mental, accompagnée de sa sœur. Pour Lili, c’est de leur faute si elle est à l’écart, c’est leur compagnie envahissante qui l’empêche d’être appréciée. Alors elle va mettre en place un stratagème pour les empoisonner.
C’est une histoire bien particulière qui nous est offerte, non seulement glaçante à cause du sort destiné à ces jeunes filles, mais aussi parce que les responsabilités ne sont pas si évidentes. Les belles années de l’enfance semblent un mythe, dont on ne peut en sortir de positif que quelques traits joyeux. Les enfants se bousculent entre eux, et même pire. La vie en société semble alors vouée à l’échec.
Il y a dans Poisons des personnalités bien tranchées, facilement abordables, mais c’est l’ensemble qui complique l’analyse, le milieu social étant parfois bien plus meurtrier que ce milieu scolaire qui peine à absorber cette jeune génération et lui proposer un avenir. Dans ce cadre malsain, Lili est un personnage énigmatique, dont on pourrait questionner l’innocence ou la culpabilité. Est-elle une victime, ou bien une dangereuse psychopathe ? Sous ses allures de petite fille, sa détermination inquiète, et les efforts qu’elle met pour cacher ses secrets sont glaçants. Mais c’est aussi une enfant, rejetée à l’école, méprisée par sa famille.
Poisons semble avoir du mal à cerner son propos, le message n’est pas évident, les intentions troubles. C’est aussi ce qui en fait son charme. Mais ce qu’il évoque sur les difficultés de cette vie à hauteur d’enfant fait froid dans le dos.
Car cette histoire est inspirée d’une histoire vraie. Une postface de Patrick Saint-Paul, rédacteur en chef international au Figaro et ancien correspondant en Chine est édifiante. Titrée « les enfants abandonnés de la croissance chinoise» elle relate les millions d’enfants (!) abandonnés par leurs parents partis vivre en ville tenter de conquérir un petit bout du miracle économique chinois, le plus souvent en pure perte. Les campagnes sont ainsi peuplées d’enfants placés chez des amis ou auprès de parents mais qui peinent à s’en sortir. Les frustrations des adultes ne peuvent que se retrouver chez les enfants, menant à des comportements violents.
L’album apparaît ainsi comme un cri de désespoir, pour dénoncer cette situation. Il est probablement inutile, mais il est malgré tout instructif de le lire, pour mieux comprendre les sacrifices sociaux et humains de la Chine actuelle.