Ce roman graphique confirme l'aptitude de Pierre Maurel à poser d'emblée une intrigue d' "anticipation" ou, au moins, d'utopie en rupture avec le réel et la vraisemblance. Dans "Blackbird", on pouvait louer l'exposé de la logique politique qui menait à imposer un contrôle officiel des publications à compte d'auteur. Nos sociétés occidentales - et la France tout particulièrement - n'ont nul besoin d'attendre quelque triomphe électoral du Front National pour se fasciser. Les sectes du "politiquement correct" se chargent bien suffisamment d'imposer une morale et une castration lexicale et idéologique, en regard desquelles les bourgeois complexés de la Vienne de Freud font figure de joyeux drilles déboutonnés.
Donc là, encore de l'improbable, mais en double couche : on réveille les morts pour les faire bosser à la place des vivants; objectif : baisser les prix de la main-d'oeuvre, les morts étant bien peu exigeants sur les 35 heures. Autant la loi anti-autoédition pouvait paraître vraisemblable, autant ce jugement dernier (la résurrection des corps) capitaliste me semble n'avoir que de faibles probabilités de se produire, maintenant ou plus tard.
En plus, les morts ne sont pas embellis pour les besoins de la cause : le teint terreux ou glauque, constamment baveux et hébétés, empotés et défaillants, t'as pas trop envie de leur rouler une pelle, et, si l'auteur cherchait à attirer notre sympathie sur ces zombies agréés par le Pôle Emploi, c'est loupé.
Bien entendu, les zombies, ces faucheurs de boulot des honnêtes gens (voilà une pression à la baisse fort inédite sur le salaire moyen !), ressemblent fortement - dans leur fonction sociale, pas dans leur gueule, hein ? - à des immigrés qui acceptent n'importe quel boulot mal payé. D'où métaphore probable du problème de l'immigration, métaphore étayée par l'existence de groupes milices privées parafascistes qui vont casser du zombie, surtout nuitamment; et aussi par le mépris universel où sont tenus les zombies ("sale race", "on est en train de se faire bouffer" - page 23). En fait, on est parfois entre l'immigré indésirable en France, et le Juif dans l'Allemagne de Hitler, auquel les SA tiennent chaud... Supposition étayée, elle aussi, par l'existence de lieux d'extermination des zombies, face à laquelle s'organise un improbable mouvement de résistance mixte zombies-vivants.
Comme dans "Walking Dead", personne ne nous dit comment le processus de zombification est concrètement possible. Aussi vaut-il mieux s'en tenir à la théorie de la fable politique sur l'immigration, qui d'ailleurs ne propose aucune issue cohérente : les chômeurs vivants sont vraiment chômeurs, et on comprend qu'ils ne soient pas contents. A part ça, quoi ? On re-tue les morts ? Parce leur ticket d'entrée dans les boulots minables n'était valable qu'une fois ? Ou plusieurs ? Pas très clair.
Les héros sont toujours des ados, assez équivalents à ceux de "Blackbird". Les décors sont parfois intéressants : modestes troquets à télé qui beugle du foot (tiens, t'as remarqué le niveau culturel, toi aussi ?), rue de banlieue déserte mais bien rendue, cabanon douillet blotti sous un arbre complice... Agréable à lire, mais la fin n'est ni "happy", ni "sad", vu qu'il n'y a pas vraiment de fin...
Faudra que je regarde de plus près la tête de mes collègues de travail.