Une BD vertigineuse et intéressante dans la manière de faire dialoguer les liens entre l'univers de Lovecraft, la réalité, les rêves et l'influence de l'auteur sur ces trois éléments mélangés comme par alchimie. La réalité crée-t-elle la fiction, ou l'inverse ?
La lecture est rendue parfois difficile par le journal du personnage principal, qui cherche des idées pour écrire un roman nouveau, sans comparaison, en puisant dans le folklore de la nouvelle Amérique. C'est un outil auto-reflexif intéressant, invitant le lecteur à voyager au cœur de l'album, à vérifier des points précédents, à les relire ou apporter un contrepoint par une dimension intime et mentale à des scènes déjà lues, qui prennent une nouvelle épaisseur (comme quand on reparcourt l'œuvre d'un auteur qui nous est cher).
Ces passages sont cependant bien souvent trop longs, malgré certaines questions et conceptions littéraires fascinantes qu'ils permettent de soulever, sur l'origine des mythologies et du rapport ténu entre littérature et magie.
Connaissant Lovecraft par une dizaine de nouvelles, je ne suis malheureusement pas un spécialiste ou un critique de l'écrivain. Et c'est peut-être un point noir majeur : la BD demande une connaissance importante de Lovecraft pour en saisir tous les degrés et les nuances, et probablement en saisir tout le génie : mais la façon dont Lovecraft réécrit Poe dans les Montagnes Hallucinées ne demande pas une connaissance encyclopédique du prédecesseur ... l'un peut éclairer l'autre, et invitent à une relecture qui n'est pas contraintes. Les deux oeuvres existent indépendamment, sans rapport de nécessité absolue.
Providence est un hommage trop appuyé au maître du fantastique, hissé par Moore au rang d'hybris, qui s'offre un final qui part en couille façon Watchmen (qui est aussi entrecoupé de gros passages narratifs d'ailleurs, rajoutant une couche de méta au méta), réécrivant au passage la notion de messie d'une manière que je ne saurais encore situer entre le coup de maître ou le nanar métaphysique.
Providence peine par trop d'exigence, trop de dialogues ronflants entre biographie de Lovecraft, fictions lovecraftiennes et BD à atteindre le degré nécessaire de fougue et de liberté qui constituent pourtant la marque des vrais chefs d'oeuvres, pour qui, quand ils reposent sur des relectures, la référence est un pont que l'on est libre ou non de franchir.