Pulp
7.6
Pulp

Comics de Ed Brubaker et Sean Phillips (2020)

Ce tome contient une histoire complète publiée pour la première fois en 2020, sans prépublication en mensuel. Elle a été réalisée par Ed Brubaker (scénario), Sean Phillips (dessins et encrage) et Jacob Phillips (couleurs). Elle comprend 67 planches de bande dessinée. Il s'agit d'une histoire indépendante de la série Criminal, et qui ne nécessite aucune lecture préalable.


Max Winters ne sait pas trop par où commencer son récit alors qu'il vient de frôler la mort pour la troisième fois de sa vie. À New York, février 1939 correspond à son temps présent. Il évoque un de ses récits mettant en scène deux cowboys Red River Kid et Heck Randall, deux hors-la-loi. Le Kid se retrouve au milieu de la grande rue d'une petite ville du Far-West, pour un duel au soleil. Il réagit juste au bon moment et dégaine tuant son adversaire. Puis il s'enfuit à cheval avec Randall, juste avant l'arrivée des détectives de l'agence Pinkerton. Ils se dirigent vers le Mexique, en se demandant s'ils ne pourraient pas s'y mettre au vert pour essayer de changer de vie, et espérer de vivre vieux. Mort, le responsable éditorial, achève sa lecture de la nouvelle écrite par Winters et lui indique qu'il l'accepte, sous réserve qu'il en change la fin. Jamais les personnages du magazine Six Gun Western ne doivent envisager une évolution de leur vie : ils doivent rester les mêmes, aventures après aventure, car c'est ce qu'attendent les lecteurs. Winters objecte que Robert E. Howard avait fait vieillir Conan et qu'il lui écrivait des aventures à la fois en tant que jeune aventurier, et à la fois en tant que roi plus âgé. Mort lui répète qu'il est hors de question de dévier de la formule et lui remet un paiement de 120 dollars en billets, en lui expliquant que le prix au mot a baissé parce qu'il y a trop de concurrence et que la circulation du magazine a baissé. Winter tente de protester en indiquant qu'il ne voit pas pourquoi il devrait subir les conséquences d'un accroissement de la concurrence pour l'éditeur, mais Mort lui rétorque qu'il a encore de la chance d'avoir du boulot à son âge.


En rentrant chez lui, Winters marche vers la station de métro en pensant qu'il a du mal à supporter que Mort lui explique la vie, que ça le met bien en rogne de se faire ainsi flouer par un éditeur imbu de lui-même. Une fois sur le quai du métro, il voit un jeune homme juif se faire houspiller par deux gugusses costauds et bien blonds se moquant de ses papillotes. Winters avance pour s'interposer. Les deux gugusses le rouent de coup, et il tombe à terre faisant une crise cardiaque. Le plus agressif en profite, se baisse et lui fait les poches, lui dérobant ses 120 dollars. Winters perd conscience. Il se rappelle l'année 1892, la première fois où il a failli mourir. Il travaillait avec son père et son frère, au ranch à réparer une barrière. Ils avaient été pris dans une guerre de ranch et leur maison a été incendié, les obligeant à fuir à cheval. Il avait été blessé au dos et soigné par un médecin de campagne qui avait retiré la balle de manière archaïque. Un mois plus tard, son frère Spike et lui s'étaient vengé en abattant les incendiaires, et sa vie n'avait plus jamais été la même.


D'un côté, Brubaker & Phillips ont relancé leur série Criminal en 2019, de l'autre, ils ont commencé à produire des récits complets publiés, sans prépublication mensuelle. Le présent récit fait partie de la deuxième catégorie. La couverture annonce un récit de genre de type Western. Passé la première séquence, le lecteur comprend qu'essentiellement le Western correspond aux nouvelles écrites par Max Winters et publiées dans des magazines imprimés sur du papier bon marché, des pulps. Ce type de magazine a été publié de 1896 à la fin des années 1950, et est passé à la postérité grâce à des personnages emblématiques comme Conan, The Shadow, Doc Savage et bien d'autres. Il y a une deuxième forme de Western qui correspond cette fois-ci aux souvenirs de Max Winters, à sa vie d'avant son installation à New York et sa carrière d'écrivain. C'est un homme d'une cinquantaine, peut-être une soixantaine d'années : c'est apparent dans les rides de son visage, dans son maintien un peu raide, dans sa tenue vestimentaire un peu stricte, et bien sûr dans sa moustache blanche. L'artiste en fait un individu au visage fermé, assez dur, ne se détendant que lorsqu'il est chez lui avec son épouse Rosa.


Le ton de la narration visuelle est également assez sec et factuel. Sean Phillips impressionne toujours autant le lecteur : ses dessins ont une apparence un peu fruste, avec des traits irréguliers donnant une sensation de contours rugueux, et pourtant le niveau de détails est élevé et les représentations sont précises. Il recrée les environnements avec une réelle conviction : les vêtements des cowboys, les constructions en bois, les chevaux et leur harnachement, une diligence. Le lecteur voit les conventions qu'il associe au genre Western, à la fois des stéréotypes, à la fois assez consistantes pour être plausibles. Jacob Phillips utilise une mise en couleurs très spécifique pour ces passages Western, une couleur jaune orangé avec des teintes violettes, et des aplats de rouge pour la chemise de Red River Kid, sans respecter les limites des contours avec un trait encré, comme s'il y avait un filtre appliqué, une sorte de brouillard pour bien marquer qu'il s'agit d'une fiction, d'un récit écrit par Max Winters.


L'artiste se montre tout aussi précis dans les scènes au présent du récit avec des reconstitutions de grande qualité : les meubles et les accessoires dans le bureau du responsable éditorial Mort, les tenues des passants sur les trottoirs, la station de métro, le petit appartement de Rosa et Max, le hall du cinéma, etc. Jacob Phillips change son mode de mise en couleurs : le lecteur n'a plus l'impression qu'il applique un filtre orangée vieilli. Il applique des couleurs dans les formes délimitées, avec une approche naturaliste. Toutefois, s'il y prête attention, le lecteur constate qu'il joue très discrètement sur les tons pour développer une ambiance lumineuse, un peu terne pour rendre compte de la faible luminosité hivernale, un peu plus vive quand la scène se déroule en intérieur sous une lumière artificielle. Il se montre tout aussi discret pour aller vers des couleurs un peu moins ternes quand Max Winters interagit avec Jeremiah Goldman, un ancien employé de l'Agence nationale de détectives Pinkerton, comme s'il aidait Winters à vivre dans une réalité plus précise. Le lecteur peut très bien ne pas analyser cette mise en couleurs et juste ressentir ses effets qui participent à la narration, qui apporte des éléments supplémentaires d'une manière parfois très subtile.


Une fois passée la surprise de découvrir que le récit Western est en fait une fiction (dans la fiction) écrite par Max Winters, le lecteur se rend compte qu'il retrouve les éléments récurrents des récits de ces auteurs : une évocation du monde de l'écriture, une sorte d'attaque à main armée. Bien sûr, la situation professionnelle de Max Winters fait écho à celle des auteurs qui écrivaient pour les pulps, la puissance évocatrice de leurs écrits, leurs personnages plus grands que nature, les contraintes imposées par le mode d'édition (en particulier s'en tenir à une formule, sans pouvoir faire évoluer un personnage), le fait que les auteurs n'étaient pas propriétaires des personnages. S'il est un amateur de comics de superhéros, le lecteur y voit un écho de la situation présente des auteurs travaillant pour DC et Marvel, ainsi qu'une filiation historique dans ce mode de production avec des contrats de main d'œuvre pour les auteurs produisant à la chaîne, et susceptibles d'être remplacés par des auteurs moins chers du jour au lendemain. Il voit que Max Winters vivote avec ses revenus de misère et comprend qu'il est à la recherche d'une solution pour se constituer un petit pécule, une assurance pour ses vieux jours en cas de coup dur. Il repère également les deux références historiques majeures : la grande dépression (1929-1939) aux États-Unis, et la Fédération germano-américaine (Nazi Bund) crée en 1936. Il sait que les auteurs ont pris l'habitude de faire reposer la tension dramatique de leur récit sur un casse ou un acte criminel caractérisé il découvre ce qu'il en est pour ce récit : nature du vol, déroulement, réussite ou non. Il sourit en voyant que pour le perpétrer Max Winters se met un foulard rouge devant la bouche tout en conservant son chapeau, évoquant fortement The Shadow, mais sans le rire démoniaque, ni les Uzis. Il ne s'attend pas forcément à la suite de ce qui arrive à Max Winters. Pourtant les auteurs ont bien placé toutes les pièces du récit devant les yeux du lecteur. Il s'agit bien d'un roman noir, exécuté avec habileté et élégance, sans romantisme.


Les récits de Sean Phillips & Ed Brubaker se suivent et se ressemblent : personnage désabusé, pas forcément gâté par la vie, embringué plus ou moins consentant dans une opération criminelle de petite envergure. L'art de Sean Phillips est devenu totalement invisible, intégré à la narration, et pourtant épatant si le lecteur souhaite prendre le temps de s'arrêter sur une case pour mieux voir ce qui paraît si évident, si naturel. Au départ, il peut émettre des réserves sur le travail de Jacob Phillips, un peu imprécis, jusqu'à ce qu'il découvre la fin du récit et prenne la mesure de ce qu'a accompli cette mise en couleurs. Le scénariste raconte l'équivalent d'un roman noir avec légèreté et naturel, Max Winters étant désabusé, mais pas abattu, ne se voyant pas comme une victime. Une fois le récit terminé, le lecteur se rend compte qu'il envisage différemment le personnage principal, qu'il a eu une vie avant d'être auteur de western, que l'histoire était plus dure et plus impitoyable que ce qu'il avait envisagé, un roman très noir.

Presence
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le 7 févr. 2022

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