Peut-on terminer une histoire de vampires ?
Dufaux est en général habile, dans les derniers épisodes d’une série, à rassembler tous les fils jetés apparemment au hasard dans les tomes précédents, et à les tresser en une action assez homogène, où les problématiques majeures deviennent dominantes et imposent leur cohérence à la diversité des composantes. Ce Tome IV de « Rapaces » illustre bien cette compétence scénaristique.
Premier mouvement : on colle ensemble le thème des gosses perdus dans la ville et celui d’Aznar Akeba, justicier sexy à l’épée pourfendeuse d’immunités vampiriques ; l’astuce ici, c’est de sembler parler encore d’autre chose pour captiver le lecteur, car les personnages et les décors des deux premières planches sont encore inédits.
Deuxième mouvement : rassembler et clarifier les relations entre les Rapaces et leurs associés-ennemis (Aznar et Vicky Lenore). Vicky ne veut plus de la fille-Rapace, et le lui dit bien. Vicky, transformée en guerrière par les viols qu’elle a subis, dégomme son propre frère, et subit encore des violences. Toute sa famille est d’ailleurs contaminée.
Troisième mouvement : faire un sort honorable à Spiaggi, qui ne peut se lier à des vampires, et qui est une des rares figures probes de la série, peut-être la seule. Planche 35, Spiaggi, frustré de son amour, est absous du péché de normalité non-vampirique par Aznar. Réciproquement, le « pasteur » immunise Aznar contre tout danger (planches 52 et 53)
A partir de la planche 40, tous les fils sont rassemblés. Leur tressage consiste à faire surgir les différents personnages sur des théâtres d’opération communs, et à faire se régler leurs différents comptes.
Pour nous suggérer le confinement décadent et cadavérique de ce monde où le vampirisme gagne toujours plus, Marini joue avec
1. Les perspectives : effets de distorsion tendant vers le « fish-eye » planches 1 et 7, suggérant une circularité qui emprisonne le regard du lecteur.
2. Les décors : planche 1, belle usine abandonnée, bardée de cheminées qui ont dû être bien polluantes en leur temps, suggérant l’atmosphère empoisonnée et méphitique de l’ensemble de l’action. Planches 17 à 19, l’archétype du labo souterrain style Grand-Guignol, avec un pervers à tête de rat recollant des têtes. Frankenstein n’est pas loin. Planches 48 et 50, belle église d’un verdâtre très pâle servant d’abri à des actes sanglants.
3. Les personnages secondaires : dégénérescence, décadence se perçoivent jusque dans leur physique : le gros tueur buveur de canette (planche 1), le noir aux cheveux en coquille Saint-Jacques, subitement transformé en ogre sanglant (planches 1 à 4). Le gros Carl, traître et pourvu depuis l’enfance de pulsions sadiques (planches 13 à 16). Le frère de Vicky, arrogant freluquet immoral (planches 21 à 24)
4. L’érotisme plus ou moins pervers : tableau de fille en string enlacée d’une plante sensuelle (planches 10 et 11), filles déambulant en micro-short de cuir et bas résille (planches 11 et 12), ou en mini-jupe fendue se soulevant à chaque instant (planches 23-33). Un baiser incestueux entre frère et sœur (planche 24).
Ce qui est moins clair, dans cette histoire, c’est le tiers parti vampirique que constituent Aznar et Vicky : ils sont à la fois contre les Rapaces et contre les vampires « Grands d’Espagne » dégénérés. La fonction de la croix (planches 20-21, 39), et de son absence d’effet sur Aznar n’est pas très claire. Vicky (planche 46) et Aznar (planches 51) affirment tous deux vouloir être « libres » ; de quoi ? De ne pas obéir à l’une quelconque des coteries vampiriques, certes. Mais après, que faire de cette liberté ? La croix et l’épée se rejoignent explicitement comme métaphore du couple survivant dans la dernière planche.
Croisant et intégrant habilement les informations disséminées dans l’ensemble de la série, réussissant à mélanger des thèmes et des symboles sans âge (vampires, épée, croix) à la modernité décadente et nocturne d’un New York sinistre, Dufaux conclut par une ouverture sur l’avenir (sur l’éternité ?) cette saga gothico-sanglante de luttes sourdes entre castes de buveurs de sang, en réussissant l’exploit de n’avoir jamais introduit le mot « vampire »…