Junji Ito fait sa première (et seule à ma connaissance mais je peux me tromper) incursion dans la science-fiction. Autant dire qu'il n'y va pas avec le dos de la cuillère. [Quelques spoils, mais très honnêtement, Rémina n'est pas une histoire qui nécessite une découverte à l'aveugle]
A mi-chemin entre la fable lovecraftienne et la satire grotesque, Rémina, la planète de l'Enfer s'avère passionnant à plus d'un titre.
Il faut bien évidemment parler de Rémina, la fameuse planète qu'Ito construit comme un personnage à part entière, sa propre divinité lovecraftienne. Une monstruosité cosmique qui refilerait des boutons à Howard Philip, qui déborde des cases dans lesquelles elle prend place. Tout dans le dessin est fait pour que le lecteur se sente autant écrasé par cette immense planète cannibale que les terriens qui voient leur mort approcher. Et comme chez le Maitre de Providence, le mangaka se plait à décrire la plongée dans la folie des hommes qui voient la réalité complétement subvertie par des forces des milliards de fois plus puissantes qu'elles.
Car à mon sens, le centre névralgique du manga est avant tout satirique. Ito semble faire la critique du star-system, montré à la fois comme extrêmement superficiel (la jeune Rémina devient la coqueluche du monde entier simplement parce qu'elle est mignonne et que son père est célèbre), et d'une insondable hypocrisie. Car la masse se plait à adorer Rémina quand tout va bien, mais dès que son homologue planétaire apparait, directement, la pauvre jeune fille devient une cible à abattre, elle se retrouve accusée de tous les crimes et on souhaite la lyncher en espérant stupidement se débarrasser de l'horreur cosmique. Le parallèle avec nos propres célébrités est assez évident : Nous adorons tel acteur parce qu'il est beau gosse, mais dès qu'il joue dans un film pourri, tout le monde lui vomit dessus; Star Wars 8 est un film atroce ? Défonçons tous l'actrice asiatique dont le personnage insipide ne mérite pas tant de haine. Dans Rémina, ce déferlement de haine vire carrément à l'hystérie collective, les gens en colère se meuvent en une masse de corps grotesques et de visages suintants de haine et de terreur tout à la fois, qui nous parait bien plus dangereuse que la planète cannibale, qui elle au moins a le bon gout de juste manger ses semblables sans plus de chichis.
Si j'étais un peu taquin, je dirais même qu'Ito a brillamment anticipé d'un décennie les dérives de la cancel culture, qui aujourd'hui ressemble à une foule en colère qui réduit en charpie un passant parce qu'il a marché en dehors des clous puis danse autour d'un feu de joie en brandissant les morceaux du fautif embrochés sur des piques et en riant compulsivement de la joie du travail accompli. Mais je ne suis pas du genre taquin.
Ce qui est d'ailleurs génial avec ce manga, c'est qu'il parvient à nous faire accepter et même à nous réjouir de la fin du monde. L'humanité est totalement partie à l'Ouest, ils s'en prennent aux innocents et aux laissés-pour-compte, vas-y Rémina, avale cette boule de roche inepte, qu'elle disparaisse dans le néant dont elle n'aurait jamais dû s'extirper et qu'on n'en parle plus. Le dernier tiers du manga n'hésite d'ailleurs pas à complétement partir en vrille, dans le bon sens du terme, et le récit prend une tournure grotesque assumée qui pourra en faire décrocher certains, mais qui fait véritablement corps avec le propos de son auteur, qui a toujours su maintenir un savant équilibre entre le grotesque et la tension dans ses histoires. Voyez la fameuse scène d'hystérie d'Isabelle Adjani dans Possession ? La façon dont l'actrice et la mise en scène restent parfaitement malaisantes sans tomber dans le ridicule ? Dites vous que Rémina, s'il n'a que peu de choses à voir avec Possession, joue dans la même catégorie.
Bref, Rémina est un super récit de Junji Ito. Je ne le recommanderais pas à un néophyte car il faut connaitre l'auteur et son style de narration pour correctement appréhender l’œuvre et son propos, mais si vous êtes connaisseur ou simple curieux, foncez !