Écrire ma critique la Troisième Complainte de Notre Mère la Guerre m'ayant fait réaliser que cet album était le pinacle d'une série tout bonnement exceptionnelle, je me suis empressé de le remettre à sa juste place dans le top 10 des meilleures BD que j'ai eu la chance de lire. Le quatrième et dernier tome de NMLG, intitulé Requiem, réussirait-il à dépasser ce chef d'oeuvre ?
48 pages plus tard, force m'est de reconnaître que non, mais ce n'est certes pas une compétition. Il s'agit ici de terminer l'enquête, de découvrir qui a tué les jeunes femmes des deux premiers tomes, et pourquoi. La Troisième Complainte l'avait quasiment mises en suspens au profit du brillant portrait de la France de 14-18, mais ce dernier livre vient mettre les points sur les i et fait à ce titre figure d'épilogue, de dernier souffle, comme le suggère son titre.
La quadrilogie, format pour le moins inhabituel, aurait-elle un peu cassé son rythme à NMLG ? Peut-être, car tout se passe très vite dans ce quatrième tome, là où l'avant-dernier était presque purement contemplatif. Mais au diable les règles de base de la narration, l'académisme n'est ici pas de rigueur et les auteurs savent ce qu'ils font.
Ainsi donc, comme nous l'apprenions en dernière planche de la Troisième Complainte, Gaston Peyrac est vivant, bien qu'il démarre l'année 1918 comme les deux précédentes, de manière peu enviable : dans un stalag allemand, où son caractère irascible lui vaut régulièrement sévices et punitions de la part des gardiens, sans jamais le briser. "Irascible" est d'ailleurs un euphémisme, car c'est un véritable ours mal léché, hagard et violent, auquel nous avons affaire, et non plus l'ex-anarchiste gouailleur et paternel des deux premières Complaintes.
Mais est-ce vraiment les maltraitances allemandes qui l'ont mis dans cet état de quasi-démence ? Un flashback de sa désertion en 1914 suggère autrement... le caporal peut néanmoins s'estimer heureux que son passé l'ait rattrapé, puisque sa vieille connaissance Eva, fiancée de son ancien meilleur ennemi, officie dans le camp en tant qu'infirmière de la Croix-Rouge allemande et prend soin de lui du mieux qu'elle peut.
Pendant ce temps, son Roland à lunettes, que nous avions quitté psychologiquement brisé par le suicide de son frère d'armes Desloches, semble reprendre goût à la vie, la perspective de renouer avec sa fiancée aidant... un peu trop, même. Ce désir retrouvé de vivre, conjugué à la destruction de ses illusions républicaines et chrétiennes, vient se heurter à la reprise du service et finit par prendre le dessus du flic devenu officier des chars, dans ce qui constitue à mes yeux la meilleur séquence de ce Requiem : Roland craque, pète les plombs dans son Renault, en pleine bataille. Telle est la guerre : elle transforme les proies en chasseurs, les chasseurs en proies, et tout le monde en animaux.
Roland peut heureusement compter lui aussi sur un soutien inattendu, celui du désormais major Janvier, revenu à ses bonnes dispositions de la Première Complainte, également par la force de l'amour, en l’occurrence pour la mère du soldat Jolicœur ! Cela tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, mais dieu sait si tous ces pauvres gens ont droit à un peu de bonheur...
Hélas, NMLG ne serait pas NMLG si elle ne venait reprendre son dû, même passée l'armistice. Le Requiem s'achève ainsi de façon encore plus cruelle et pathétique que ce à quoi l'on aurait pu s'attendre. Certes, nous savons déjà que Roland et Eva survivent assez longtemps pour que le premier confesse toute cette histoire à un prêtre avant que les gaz allemands n'achèvent leur lent et vicieux travail de grignotage de ses poumons. Mais autour des deux amants réunis, c'est tout le pays qui est mort, mourant, mutilé ou défiguré.
Comme à la fin de l'album précédent, difficile de ne pas faire le rapprochement avec La vie et rien d'autre, ce qui me fait me demander si à l'instar du film de Bertrand Tavernier, il n'aurait pas mieux valu que la majeure partie de ce Requiem se situe après le 11 novembre 1918, NMLG n'ayant plus grand-chose à ajouter sur la France en guerre et les horreurs vécues par les Poilus... explorer le syndrome post-traumatique et le difficile retour à la paix aurait peut-être été plus intéressant du point de vue historique.
Mais je suis un brin injuste, car il fallait avant tout boucler l'enquête, comme je l'ai dit... et de quelle manière ! Cette fois, ce sont Les Dix Petits Nègres qui me viennent à l'esprit...
Et voilà, c'est fini. Amen. Que dire de plus, en guise de conclusion ? Que c'est agréable de se faire surprendre par une BD que je n'attendais pas, puis passé l'effet de surprise, de voir les auteurs parvenir à maintenir un niveau d'excellence tel que chaque album est un régal, qu'on attend le suivant avec impatience et en vient même à regretter que la série ait été aussi courte ! NMLG ne mérite rien de moins qu'un 10/10 dans son ensemble, en sa qualité de témoignage incroyablement riche et pertinent d'une période charnière de l'histoire de notre pays, doublé d'une enquête policière du meilleur calibre.
Un grand bravo à Mael et Kris pour avoir ainsi fait le lien, dans le fond comme dans la forme, entre le petit garçon qui dévorait le gros livre de ses grands-parents et l'adulte bédéphile et passionné par la Grande Guerre.