Pauvre Bergman ! Plein de bonne volonté, pas à dire ! Beau mec, raisonnable, courtois, protecteur, doté de self-control sexuel malgré le nombre de filles dessinées par Manara qu’il croise au fil des pages (tenir une fille de Manara nue et offerte entre ses bras, et avoir des scrupules de conscience, c’est pas à moi que ça arriverait, tiens !). Un type bien, en somme.

Mais voilà, Manara le tient à sa merci pour l’envoyer dans le genre d’univers onirique et fantaisiste qu’il affectionne. Et le beau Giuseppe doit faire avec. Dans cet album, Bergman se coltine une beauté manarienne plus ou moins nue, à moins qu’elle ne reste comme dans la première vignette, moulée par un collant hyper-transparent qui met en évidence les plus petits reliefs... Belle scène érotique de la fille se prenant pour Pasiphaé en train de se faire saillir par le Taureau Blanc (pages 39 à 42).

La fille en question porte toujours avec elle un livre (c’est déjà ça qu’elle porte !) de reproductions d’œuvres d’art. Bon, une étudiante en art, on peut supposer. Sauf que la fille, visiblement un peu schizophrène, se met régulièrement à jouer un rôle en imitant l’un des personnages contenus dans une œuvre d’art triée de son bouquin. Cela la place dans des situations assez embarrassantes, surtout avec le nombre de filles nues qui peuplent les tableaux de toute époque.

C’est l’occasion pour Manara de rendre un hommage assez fort aux grands peintres et aux grands tableaux de l’histoire de l’art : « Ophélie », de John Everett Millais ; « Gabrielle d’Estrées et l’une de ses sœurs » (Seconde Ecole de Fontainebleau), « Le Déjeuner sur l’Herbe », de Manet (on s’y attendait un peu...), « Suzanne et les Vieillards », de Franz Von Stuck (et d’autres versions du même thème) ; « Histoire de Nastagio degli Onesti », de Botticelli ; « Dédale montrant la génisse de bois à Pasiphaé » (Fresque de la maison des Vettii à Pompéi) ; « L’Enfer » (Illustrations de Botticelli pour « La Divine Comédie », de Dante) ; « L’Île des Morts », d’Arnold Böcklin... Le nombre d’œuvres reproduites par Manara (parfois avec leur titre, parfois sans) est si important qu’une page de crédits photographiques a été ménagée en début d’album.

Manara n’en profite pourtant pas pour faire de cet opus une œuvre d’art polychrome. Il a pris le parti du noir et blanc, et son peu de goût pour fignoler les décors, surtout lointains, se traduit ici par des dégradés de noir-brun quasiment façon aquarelle, avec des traces de coulures et des flous surjoués, coupant la vue du lecteur sur les profondeurs de l’image, et concentrant son attention sur les premiers plans.

Les références culturelles sont d’une densité exceptionnelle : le titre (« Revoir les Etoiles ») est le dernier vers de « L’Enfer » de Dante (« E quindi uscimmo a riveder le stelle. »). La fille commence à inviter Bergman à venir « au pays des jouets », de l’enfance donc ; elle appelle Bergman « Lucignolo » (personnage du « Pinocchio » de Carlo Collodi). Quand Bergman la repêche après sa crise ophélienne, elle cite Hamlet : « Mourir, dormir, rêver peut-être » (Hamlet, Acte III, scène 1 : « To die, to sleep, to sleep, perchance to dream, ay, there's the rub ».)

Le sens de l’album est bien plus profond que l’exposition accoutumée de filles nues et de tous leurs attributs érotiques. Il s’agit d’une invitation à rejoindre l’Imaginaire, seul havre de bonheur dans ce monde considéré comme un Enfer (c’est ce que suggère le dernier vers de « L’Enfer », de Dante). Manara, peu enclin à magnifier ses décors, est-il à la hauteur de cette vocation ? D’abord la brume sombre, ce sfumato funéraire qui obscurcit tout l’album (notre monde est un Enfer – voir la démonstration pages 50 à 54), convoque la Nuit éternelle et l’imprécision de l’imagination. Les arcades monumentales d’un grenier à foin (pages 9, 11, 17) forment un arrière-plan insolite auprès duquel fait étape un curieux véhicule (page 17, diligence monumentale tractée par une armée d’ânes d’abord, puis simple bus interurbain dans l’image suivante).

Le Monde où nous vivons est bien l’Enfer : la beauté des corps est asservie à des fonctions publicitaires vulgaires (page 20), les vieux sont exclus de la société (pages 24 à 27) (Quel contraste entre leurs regards surpris de la page 24, et le feu naissant de leur libido qui incendie leurs yeux page 26 !) ; le matérialisme de la foule qui acclame le parti « Amour et Argent » pages 29 à 31 (on pense à Berlusconi...) ; la libido des machos brutaux (pages 31 à 35)...

Là où Manara dépasse le niveau du petit message gentillet (« Libérez les forces de l’Imaginaire qui sont en vous ! Revenez à votre enfance pour combattre le Mal qui constitue l’étoffe de ce Monde ! »), c’est lorsque l’Imaginaire envahit « vraiment » ( ?) le réel au point de nous faire douter et de générer le sentiment de fantastique. Déjà, le bus / diligence déroute nos perceptions ; puis un étrange puits, auprès duquel Bergman attend des amis, s’illumine tout seul (page 18). Une cité composite occupe toute une planche (page 19) : gratte-ciel, dômes Renaissance, façade de Parthénon, flèche gothique comme écrasée sous la masse, temple hindou à ressauts et à shikhara, coupole de mosquée, temple de Bodnath (Katmandou), toits superposés d’une pagode asiatique, front de hauts bâtiments populaires italiens... Imaginaire, nous voilà !

Alors, sous prétexte d’une scène de tournage de film, l’Enfer de Dante envahit le décor (pages 46-48). Le seul moyen d’en réchapper serait-il de mourir ? C’est l’occasion de retrouver, sur « L’Île des Morts » de Böcklin , les morts illustres aimés de Manara : Picasso, Raphaël, Groucho Marx, Fellini et ses dessins, Hugo Pratt...

Le seul dessin en couleurs est celui de la couverture de l’album. La fille a pris la place de la « Vénus sortant de l’onde », de Botticelli. Elle est la vie, et sa tête regardant les étoiles montre qu’elle a rejoint le monde éternel des images parfaites . Cette sortie du temps est d’ailleurs soulignée par Bergman, page 35, au sujet d’une autre œuvre de Botticelli : « ...continuer à fuir pour l’éternité, assaillie par les crocs des chiens. ». Passer dans l’imaginaire, c’est se soustraire au Temps. Précisément, sur le dessin de couverture, Bergman est de ce gris bleuté froid qui montre son appartenance à notre Enfer réel ; il apparaît pourtant comme irréel, étant le seul à ne pas être paré de vives couleurs. Et il regarde le lecteur en face, sans voir les étoiles. Il est bien de notre Monde, et se fait le messager de Manara... Le basculement réel / irréel est achevé... Les idées platoniciennes sont accessibles aux filles un peu fondues...

La fille bénéficie des productions du lecteur lui-même (pages 63 et 64). Crée donc, lecteur, rejoins ton enfance, et échappe par là même à l’Enfer qui se précise de jour en jour !
khorsabad
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le 16 avr. 2013

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