Et cette énergie n’est autre que L’ÉCLAIR EN BOULE.

Ce tome contient une histoire complète, qui ne nécessite pas de connaissance préalable des personnages ou de la série. Sa première parution en album date de 1959, après une prépublication dans Le Journal de Tintin du 8 janvier 1958 au 22 avril 1959. Il a été réalisé par Edgard Félix Pierre Jacobs, dit Edgar P. Jacobs (1904-1987), pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Ce tome se place entre L’énigme de l’Atlantide (1957) et Le piège diabolique (1962).


Depuis de longs mois, des phénomènes météorologiques d’une alarmante ampleur sévissent sur toute l’Europe occidentale, bouleversant la vie de millions d’hommes… Après un hiver long et meurtrier, le dégel a enfin commencé… Hélas ! La fonte des neiges, aggravée par des pluies torrentielles, a amené une nouvelle calamité : l’inondation ! Et les eaux montent, montent inexorablement ! … Au moment où débute cette histoire, une violente tempête balaie Paris, perturbant le trafic. Se faufilant avec adresse au milieu du flot désordonné des voitures, un taxi se dirige vers la Madeleine. Et dans ce taxi, on retrouve ce vieil ami, le professeur Mortimer. Il échange quelques propos avec le chauffeur de taxi, lui faisant observer que ça a l’air d’aller plutôt mal à Paris en ce moment. Le chauffeur confirme que c’est le cas, surtout avec ce mauvais temps qui n’en finit pas. On ne lui ôtera pas de l’idée que c’est leur sale bombe H qui a détraqué les saisons. Il continue : C’est comme avec tous leurs trucs artificiels qu’ils envoient balader dans le ciel, ces machins amèneront encore des tas d’embêtements. Il s’interrompt.


Mais soudain un feu rouge s’allume. Cependant une grosse conduite intérieure bleue, continuant sur sa lancée, bondit à travers le carrefour. Mais au même instant, une 4CV débouche de la rue Faubourg Saint Honoré et… L’agent de la circulation souffle dans son sifflet, mais la Ford Custom Tudor 1957 poursuit sa course, heurte une Renault 4CV. Sous la violence du choc, celle-ci pirouettant sur elle-même va s’écraser contre un autobus, la Ford prenant la fuite, fonce vers la Concorde. L’accident a ameuté la foule. Mais la circulation est bientôt rétablie. Le chauffeur de taxi regarde devant lui et constate que l’immense place de la Concorde, sur laquelle il vient de déboucher, apparaît tel un cirque infernal que balaient de furieuses rafales et dont des centaines de véhicules enchevêtrés cherchent à se dégager. Tout ça sous une pluie battante, contrairement à l’amélioration qu’avaient annoncée les météorologistes. Ce qui fait dire au chauffeur qu’ils sont tous des farceurs vendus aux marchands d’impers et de riflards. Enfin, le taxi stoppe devant la gare des Invalides, destination de Mortimer, lequel met vivement pied à terre. Dans la salle des guichets se presse une foule nombreuse et maugréante. Les conversations portent sur la dégradation du temps, et les voies de chemin de fer coupées, et les prévisions météo qui annoncent une prochaine amélioration.


Pour peu qu’il ait déjà simplement entendu parler de cette série, ou qu’il ait rapidement feuilleté ce tome, le lecteur sait qu’il se lance dans un récit très dense. La première page commence doucement avec onze cases rectangulaires disposées en bande, ce qui constitue déjà un nombre élevé. Dès la seconde planche, le bédéaste passe à treize cases, nombre moyen pendant tout le tome, et à quatorze pour la planche trois. Le dessinateur fait montre d’une discipline impressionnante. Chaque case bénéficie de la même rigueur dans son approche : une description détaillée et réaliste, les cases sans arrière-plan étant une exception, même quand il s’agit uniquement de personnages en train de parler, en plan poitrine. L’aventure promène ses deux héros dans de nombreux endroits parisiens : Opéra Garnier, Église de la Madeleine, rue Royale, rue du Faubourg-Saint-Honoré, place de la Concorde, gare des Invalides ; rue des Saussaies, rue de Vaugirard, gare de Cité universitaire, gare de Denfert-Rochereau, gare de Port-Royal, gare du Luxembourg. Ainsi qu’en banlieue : Versailles, Jouy-en-Josas, Buc, Les Loges-en-Josas, Igny, Massy et Palaiseau, Rocquencourt, Saclay, Toussus-le-Noble. L’auteur a effectué un repérage minutieux de chacun de ces endroits et il les représente avec fidélité et exactitude.


Le lecteur éprouve la sensation de suivre un véritable reportage, rigoureux et documenté, une reconstitution historique de ces lieux, de leur disposition respective, quasi photographique. Cette reconstitution englobe aussi bien les caractéristiques de chaque environnement, paysage, monument, construction, que celles de l’activité humaine, à commencer par les véhicules. En fonction de sa sensibilité et de sa culture, le lecteur peut identifier les modèles suivants : Renault MonaQuatre, Ford Custom Tudor 1957, Renault 4CV, Automotrice Z23000 de la ligne de Sceaux, Simca Aronde, Citroën Traction avant, Peugeot D4, BMW R371, Renault frégate, Automitrailleuse Daimler, Citroën 19, et même les avions Dassault Mirage III. D’un côté, cette attention maniaque peut enthousiasmer par son exactitude, sa précision, cette forme de véracité quasi obsessionnelle. D’un autre côté, le lecteur peut ressentir comme une forme de lourdeur générée par ce didactisme qui impose à la forme narrative un rythme posé et explicatif, explicitant tout, ne semblant rien laisser à l’imagination du lecteur. Cette caractéristique peut jouer contre le récit, car le lecteur comprend bien avant Philip Mortimer où se trouve réellement l’étang au bord duquel la voiture Simca Aronde d’Ernest s’est embourbée, dans lequel le héros est tombé. Il doit donc prendre son mal en patience alors que Mortimer peine à comprendre ce que les dessins font apparaître comme une évidence, et qu’il met six pages à découvrir.


Visuellement, le lecteur pourrait craindre une forme d’uniformité induite par ce dessin naturaliste et pointilleux. Il en va tout autrement : en auteur complet, EP Jacobs sait composer son récit de manière à défiler des scènes variées, avec des lieux qui changent régulièrement, et son implication sans faille pour chaque case aboutit à une densité d’informations visuelles peu communes. Au fil des pages, le lecteur ressent l’effet de l’inventivité qui reste en arrière-plan. Il retrouve des caractéristiques de l’artiste comme les personnages en ombre chinoise (par exemple Mortimer en page 22), ou des cases consacrées à un haut-parleur ou à un dispositif audio assurant la fonction de présenter un copieux phylactère, par exemple un poste TSF en page 48, une grille de haut-parleur en page 56, un autre haut-parleur en page 60, etc. La densité des textes peut l’emporter sur la dimension visuelle de la narration, par exemple page 26 avec uniquement des bustes de personnages en train de s’exprimer, page 54 avec une proportion écrasante de textes par rapport à la place dévolue aux dessins ou page 56 avec ce phylactère occupant plus de 80% de la case.


En outre, le lecteur relève des trouvailles visuelles tout du long : l’utilisation de différents types de cartes (par Mortimer en page 18) et par Blake en page 54, l’effet de la neige avec des petits blancs venant manger le dessin (page 20), la vue vertigineuse en plongée d’une cage d’escalier (page 45), une case avec uniquement des onomatopées (PAN PAN PAN, en page 46), l’usage régulier des bruitages, la vision en contreplongée des avions de chasse, etc. Parfois, un cadrage vient augmenter un effet narratif, comme la silhouette de Francis Blake dans un rétroviseur, en page 32. Le dessinateur surprend également avec des moments mémorables ou des compositions sophistiquées : un téléphone qui sonne, en écho à au carillon de la pendule qui sonne sur la même page (page 11), l’effroi provoqué par des individus cagoulés en contrejour en page 23, la technologie massives des supercalculateurs en page 51, un anonyme faisant les cornes du diable dans une scène de démence collective en pleine rue en page 56, un gros plan sur un bouton rouge en page 61 pour bien faire comprendre son importance cruciale, la voiture d’Olrik et de ses lieutenants finissant dans l’étang en page 63 en écho à celle d’Ernest finissant dans le même étang en page 8.


Et Tintin dans tout ça ? - D’une certaine manière, cette narration très factuelle, transcrivant la banalité du quotidien dans tout ce qu’elle de spécifique et unique, évoque les aventures de Tintin d’Hergé. EP Jacobs semble les citer explicitement. D’abord avec la manifestation d’un phénomène météorologique : en page 12, alors que Labrousse et Mortimer pénètrent dans la chambre de ce dernier, une violente bourrasque ouvre brutalement la fenêtre, tandis qu’une lumière étrange illumine la pièce. Montant rapidement dans le ciel, une boule de feu, après une fraction de seconde, s’évanouit brusquement… une image miroir de la boule de feu consumant la momie de Rascar Capac chez le professeur Hippolyte Bergamotte, dans Les 7 boules de cristal (1948). Il s’avère que Hergé avait embauché Jacobs pour la mise en couleurs et la création des décors, et que ce dernier avait apporté certaines idées dont celle des boules de cristal. En page 42, Francis Blake s’agrippe aux rainures d’une façade pour aller espionner Monsieur Henri dans son appartement, à l’instar de Tintin longeant la façade de l'hôtel pour passer d'une fenêtre à l'autre comme dans Tintin en Amérique (1932/1946).


Étrangement, le lecteur remarque qu’un ou deux détails qui auraient mérité une finition plus soignée : des phylactères mal dimensionnés (par exemple en page 11), des changements de la couleur de fond des phylactères sans raison apparente (par exemple en page 22), et même un mot manquant dans une phrase de Sharkey en page 39 (Il va sûrement essayer d’aller à _ _ _ _ _ _ et pour s’y rendre il n’a aucun intérêt à quitter le métro…). Il peut également être décontenancé par la structure du récit et ce qu’il ne montre pas. Les pages 3 à 20 sont consacrées à professeur Philip Mortimer, les pages 24 à 48 au capitaine Francis Blake, puis de 49 à 63 en alternance, et il ne se rencontrent que dans la dernière planche (page 64). En outre, les conséquences du dérèglement climatique sont surtout discutées entre personnages, un peu montrées par le truchement de la télévision, sans que l’auteur n’en tire parti sur le plan visuel par de grandes scènes de destruction massive. Cela renforce la dimension de reportage terrain à hauteur d’homme. Dans le même temps, le lecteur bénéficie de la culture professionnelle de Blake & Mortimer, avec l’évocation du Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (SHAPE : Supreme Headquarters Allied Powers Europe) et Centre de recherche CEA Paris-Saclay, ou encore le recours à un micropoint (sortes de microfilms, normalement circulaires et d'un diamètre proche du millimètre). Enfin, il remarque que Jacobs reproduira l’entrée en matière avec le taxi pour l’album L’affaire du collier, qui début lui aussi par une circulation dense, dans un lieu de Paris, aux abords de Port-Royal.


D’un côté, l‘intrigue présente une ampleur spectaculaire : dérèglements climatiques remettant en cause l’ordre mondial, détruisant des régions, déstabilisant des gouvernements, menaçant des populations sans défense. De l’autre côté, l’enquête laborieuse de Mortimer très terre à terre, et celle peu efficace de Blake apparaissent en total décalage avec ces enjeux mondiaux, que ce soit la reconstitution du parcours du taxi par temps pluie, ou une course-poursuite de dix pages entre Blake et Sharkey. Même le sous-titre semble incongru : Mortimer à Paris, alors qu’il n’y passe que deux pages. EP Jacobs donne l’impression de s’ingénier à prendre les conventions du récit d’aventure à contrepied. Les héros tâtonnent, leur persévérance et leur acharnement ne produisent pas grand résultat : Mortimer passe la moitié du récit emprisonné et neutralisé, Blake voit Olrik lui échapper. Le ressenti du lecteur peut se trouver écartelé entre son horizon d’attente (une aventure en bonne et due forme) et la maîtrise magistrale du narrateur qui s’attache à la crédibilité totale des actions de ses personnages, jusqu’à les dépouiller de tout romanesque, de tout panache.


La couverture promet un récit d’anticipation débridé avec un chaos généré par des énergies destructrices. Le récit raconte de manière prosaïque l’enquête de Blake & Mortimer, chacun de leur côté, sans interaction. La narration visuelle atteste d’une maestria peu commune dans le dessin concret et précis, un documentaire visuel rigoureux. En fonction de ses attentes, le lecteur peut être subjugué par cette approche factuelle et plausible, ou bien frustré par elle.

Presence
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