Ce tome fait suite à Manifest destiny T03. Chiroptères et carnivores (épisodes 13 à 18) qu'il faut avoir lu avant. Dans la mesure où il s'agit d'une histoire continue, il faut avoir commencé par le premier tome. Celui-ci contient les épisodes 19 à 24, initialement parus en 2016, écrits par Chris Dingess, dessinés par Matthew Roberts, et encrés par Tony Akins & Stefano Gaudiano, avec une mise en couleurs réalisée par Owen Gieni.
Une expédition avait précédé celle de Lewis & Clark. En novembre 1801, à l'approche de l'hiver l'expédition précédente est obligée de s'établir pour se préparer à affronter les rigueurs de la saison. Les soldats construisent une longue cabane en rondins de bois, pendant que le capitaine Helm prend des notes dans son journal. Il passe rapidement en revue les événements qui ont conduit l'expédition à cette situation : des morts réguliers en affrontant des créatures monstrueuses, encore des morts cette fois-ci mangés par des herbes cannibales, le naufrage de leur bateau coulé par des monstres dans la rivière. Il ne leur restait plus qu'un seul recours : s'installer pour passer l'hiver, abattre autant de gibier que possible et cueillir toutes les baies semblant comestibles et pouvant se conserver. Mais fin décembre 1801, le rationnement commence à affecter le comportement des survivants, et l'un d'eux se pend à l'extérieur pendant la nuit ne pouvant plus supporter ces conditions de vie.
Au matin les hommes constatent le suicide et sortent pour dépendre le suicidé. Ils se rendent compte qu'ils ne pourront pas l'enterrer dignement car la terre est gelée. Le major Flewelling propose une autre utilisation du cadavre : le manger. C'est d'abord la stupeur chez les autres soldats. Le major refuse de céder quant au devenir du cadavre, par contre il indique qu'il n'obligera personne à consommer de la viande humaine. Certains hommes cèdent avec lui à la tentation car la faim est trop forte. Quelques jours après, le major Flewelling détecte un traître. Il l'exécute sur le champ. À nouveau, il refuse de gâcher de la chair fraîche. Le lendemain, le capitaine s'éloigne du campement. Il a décidé de mettre fin à ses jours, mais dans un endroit isolé pour ne pas servir de repas. Il éprouve l'impression d'assister à l'apparition d'un spectre qui prétend s'appeler le lieutenant Arturo Maldonado. En octobre 1804, l'expédition Lewis & Clark a atteint la cabane construite et occupée par l'expédition de 1801. Ils y retrouvent le crâne d'une créature avec un seul œil et des excroissances en formes de corne sur le sommet du crâne.
Le lecteur se retrouve décontenancé par l'entrée en la matière de ce quatrième tome. Il ne reconnaît pas les personnages. Il a beau fouiller sa mémoire, il ne se souvient pas d'un membre de l'équipage s'appelant Helm ou Flewelling. Il prend le temps de revenir en arrière pour reparcourir les notes du journal de bord et il fait plus attention à l'année portée dans la date : 1801. Tout s'éclaire : il ne s'agit pas de la même expédition. En voyant le crâne d'une créature monstrueuse, il se souvient qu'il a déjà été question de ces créatures surnaturelles dans le premier tome. Il comprend qu'il assiste à la déroute de l'expédition qui a conduit le président Thomas Jefferson à mandater l'expédition de Lewis & Clark. Il comprend qu'il lui faut faire l'effort de retenir le nom de ces nouveaux personnages qui constituent la première équipe ayant tenté de traverser le nouveau continent d'est en ouest. Dans le même temps, il se doute bien que tous ne vont pas en revenir. Il commence alors à échafauder des hypothèses en prenant en compte la rigueur de l'hiver, le comportement meurtrier du major Flewelling qui voit des traîtres partout, le cannibalisme et le titre qui évoque le monstre légendaire Sasquatch (aussi appelé Bigfoot). Pour un peu, il serait tenté de relier cannibalisme et existence du sasquatch du fait de la veine du récit.
Plus de la moitié du récit est donc consacrée à cette première expédition. Chris Dingess prend bien soin de ne pas se répéter. Il évoque en 1 case chaque rencontre avec des créatures monstrueuses précédemment affrontées par l'expédition de 1801, et il s'attarde plus sur les conditions de leur survie pendant l'hiver. D'une manière assez habile, il développe moins la découverte des ruines de la cabane de 1801 par l'expédition de 1804, consacrant un nombre de pages en opposition : plusieurs pour une époque contre une ou deux cases pour l'autre, et inversement lors de situations différentes. Par ce jeu des contrastes, le lecteur en vient à s'interroger sur ce qui a fait la différence pour l'expédition de 1804, comment elle a pu mieux s'en sortir que celle de 1801 face aux mêmes menaces. Mais la réponse n'est pas dans ce tome. Même en se doutant que l'expédition de 1801 aura toutes les difficultés du monde à survivre, le lecteur ne s'attend pas à ce que vont devoir affronter Helm et Flewelling. Il éprouve également un fort contentement à revenir en 1804 pour voir comment l'expédition Lewis & Clark réussit à progresser. Dingess leur consacre une quarantaine de pages sur 120 au total.
Comme à chaque fois qu'il ouvre un tome de cette série, le lecteur retrouve la narration visuelle épatante de Matthew Roberts et Owen Gieni. En découvrant que l'artiste n'a pas encré ses dessins par lui-même, il éprouve une petite appréhension, mais celle-ci est bien vite dissipée car les 2 encreurs respectent ses traits au point que le lecteur ne s'aperçoive même pas du changement. La complémentarité entre dessins et couleurs est toujours aussi épatante : Owen Gieni effectue lui aussi un travail d'artiste. Il sait donner de la consistance, du relief et de la texture à chaque surface, pour un résultat intégrant traits encrés et couleurs sans aucune solution de continuité. Il suffit de prendre pour exemple cette page composée de 4 cases de la largeur de la page qui montrent l'avancée d'une horde de bisons. Il faut que le lecteur fasse un effort conscient s'il veut dissocier les couleurs d'avec les traits de contour. Sous réserve de réussir à se livrer à cet exercice, il prend conscience que Matthew Roberts n'a pas dessiné grand-chose, mais la fusion entre ses traits et la couleur donne l'impression que c'est l'œuvre d'un seul artiste pour un reportage qui met en avant les nuances de la luminosité, ainsi que le plaisir d'observer un paysage naturel.
Comme dans les autres tomes, Matthew Roberts investit du temps pour donner de la consistance à la reconstitution historique. Le lecteur peut donc passer du temps à observer les tenues militaires des 2 expéditions, ainsi que leurs armes, et les vêtements des civils qu'ils soient américains ou indiens. L'artiste adopte une direction d'acteurs de type naturaliste, ce qui donne plus d'impact aux comportements. Par exemple, les soldats ne surjouent par leur dégoût vis-à-vis de la proposition de manger de la chair humaine. Le lecteur n'en ressent que plus fortement l'enjeu qui se joue : braver un tabou culturel et social majeur, ou se laisser mourir à moyen terme. Dans le même ordre d'idée, la rencontre formelle entre l'expédition de 1804 et la tribu Teton se fait dans l'ordre et la discipline, les dessins montrant le rapport de force établi par le nombre de personnages dans un camp et dans l'autre, ainsi que la maîtrise de soi des chefs pour mener les négociations. Ce choix naturaliste permet également de donner plus d'impact aux comportements plus agités d'individu sous le coup d'une émotion intense, par contraste.
Dès les pages 2 & 3, le lecteur se souvient également que les artistes (Roberts & Gieni) ont l'art et la manière pour donner de la consistance aux monstres, tout en leur conférant une réelle originalité. Les créatures insectoïdes présentent des caractéristiques répugnantes, et le champ de maïs fait peur du fait de sa banalité. Ils savent conserver toute l'ambiguïté voulue par le scénario concernant les sasquatch. Ils les montrent comme des sortes de grands singes adaptés à un hiver rigoureux, avec une morphologie un peu plus proche de celle de l'être humain, que de celle d'un singe. Pour autant ils évitent de les humaniser entretenant le doute sur leur nature réelle. La description des affrontements reste très pragmatiques également, sans dramatisation outrancière systématique, avec conséquences bien réelles sous forme de blessures plausibles. Roberts & Gieni réservent l'utilisation du spectaculaire pour l'apparition de Navath, une créature surnaturelle plus impressionnante que les autres. Tout au long de ces 6 épisodes, le lecteur se régale de représentations magnifiques dans différents registres : le calme paisible régnant dans une forêt clairsemée enneigée, le calme plus inquiétant dans la cabane détruite découverte en 1804, le doigt de Helm plongeant dans la plaie d'un sasquatch pour en goûter le sang, une vue du ciel d'une crique accueillante et verdoyante, un individu écrivant comme un fou sur les murs de sa chambre avec ses propres excréments comme crayon, le vol d'un aigle au-dessus d'une plaine, l'implacable révélation de la dernière page, etc.
Dans le tome précédent, le scénariste avait rappelé au lecteur que l'expédition de Lewis & Clark n'a rien d'une opération de charité. Dans cette nouvelle étape, il développe essentiellement les comportements adoptés par les individus pour assurer leur survie. L'épopée de l'expédition de 1801 prend un tour fort inattendu, contraignant, entre autres, Helm et Flewelling à accomplir des actions qui leur répugnent, mais qu'ils estiment indispensables pour survivre. L'auteur montre comment cet objectif devient une obsession qui écrase toute autre considération, au point de générer des stratégies psychologiques irrationnelles, à commencer bien sûr par la paranoïa. Le lecteur peut donc voir l'acte d'Helm étranglant un aigle comme une métaphore de l'abandon de toute valeur morale comme étouffant la nation. Suite au tome précédent, le lecteur appréhende le contact entre Lewis & Clark et les tribus indiennes. Son inquiétude ne provient pas de savoir s'il va y avoir des morts, mais de la volonté et des motivations des blancs, car leur mission ne relève pas de la prise de contact, ni même d'une colonisation en douceur, encore moins d'un projet de société pacifique.
Dans le même temps, le scénariste fait en sorte de bien mettre en évidence la différence de destin entre les 2 expéditions, suivant le même itinéraire, mais des trajectoires différentes. Cela incite le lecteur à relever les écarts de comportement et de stratégie. L'expédition de 1801 n'était pas constituée d'enfants de chœur ; ce n'est pas sa naïveté ou sa gentillesse qui a conduit à sa perte. Le lecteur remarque que l'expédition de 1804 se conduit plus comme une équipe (mais le tome précédent a rappelé que le maintien de la discipline ne se fait pas tout seul) et elle bénéficie d'une aide indigène en la personne de Sacagawea. Cette dernière caractéristique reste ambigüe : à la fois par l'origine de la motivation de la jeune shoshone, à la fois par la tutelle très équivoque de Toussaint Charbonneau, trappeur canadien-français. Chris Dingess laisse planer l'incertitude sur le sens à donner à ces différences, et sur son propre jugement de valeur quant à ces comportements.
Ce quatrième tome confirme l'excellence de cette série, fonctionnant sur la dynamique imparable d'une exploration, avec des découvertes aussi inattendues que dangereuses et macabres. Matthew Roberts & Owen Gieni donnent l'impression au lecteur de se tenir aux cotés des personnages, de pouvoir toucher la végétation, de sentir l'odeur des bêtes, de devoir se mettre à l'abri lors de chaque attaque. Chris Dingess augmente progressivement l'ambition de son récit en confrontant ses personnages à des problématiques éthiques qui dépassent le simple combat contre la nouvelle population de monstres.